Condition migrante et citoyenneté cosmopolitique : des manières d’être soi et d’être au monde

DOI : 10.25518/2031-4981.349

Index

Index de mots-clés

cosmopolitisme, mondialisation, migrations, subjectivation, Arendt, acosmisme, extranéité, cyniques, citoyenneté, Montaigne, Diogène, stoïciens

Plan

Texte

Dans un contexte où la notion de mondialisation perd tout sens à force d’être invoquée à n’importe quel propos, une réflexion sur la condition migrante en constitue une approche intéressante puisqu’elle lie ensemble une interrogation critique sur l’acosmisme inhérent à la globalisation (la perte du monde comme demeure) et une analyse des manières d’être au monde propres à la citoyenneté cosmopolitique. Acosmisme et cosmopolitisme se rencontrent dans les situations de migrations, d’exil ou de diaspora communautaire en conjoignant l’expérience douloureuse d’une perte du chez soi et l’épreuve constituante d’un mode d’être au monde. Ces situations de migration, d’exil ou de diaspora, plus souvent subies que voulues, témoignent en effet à la fois d’une perte et d’une épreuve : perte du chez-soi natal, de l’abri, de la demeure où s’ancre l’existence et s’affirme une identité personnelle et sociale ; épreuve de l’altérité des lieux, des temps, des personnes, des communautés liées à la mobilité voire à l’errance, qui est aussi mise à l’épreuve de soi. Les deux aspects du problème sont indissociables : la perte de demeure fait du migrant un « sans domicile fixe » (SDF) et la reconfiguration indéterminée de son identité fait de lui ce qu’on pourrait appeler un « sans identité fixe » (SIF). Déracinement et « exposition au péril » (Jan Patocka) peuvent être aussi bien compris comme ce qui menace l’identité subjective des êtres et la stabilité politique des groupes que comme l’expérience de leur ré-invention continue. Il y a ainsi une manière de penser philosophiquement la positivité de l’expérience de déracinement et d’altération à condition de la réinscrire dans une perspective cosmopolitique.

Je propose donc d’examiner non les trois situations de déterritorialisation évoquées (migrations, exils, diaspora) mais les conditions qui s’y trouvent associées : déracinement, assomption de soi, extranéité, pour réfléchir à partir d’elles aux différentes significations de la revendication de cosmocitoyenneté : que veut-on dire quand on affirme être « citoyen du monde » ? On pourra alors envisager comment s’articulent ensemble l’expérience d’être « déraciné », le fait de s’assumer soi et sa situation dans le monde depuis cette « désolation », et celui de vivre en étranger sur une terre supposée commune à tous les humains et pourtant divisée selon des partages territoriaux et nationaux exclusifs. À ces trois conditions : déracinement, assomption de soi, extranéité, j’associerai trois figures du citoyen du monde élaborées dès la naissance de la philosophie grecque par le cynisme, le stoïcisme et le scepticisme, et que je nommerai les figures du rebelle, de l’officier, de l’essayeur. Mon argument sera que cette typologie permet de redéfinir d’une manière novatrice notre compréhension de la mondialisation à partir d’une certaine manière d’être soi et d’être au monde qui ressortit à l’étrangeté. En prenant au sérieux le changement de paradigme induit par la condition migrante et la condition étrangère, on peut — et on doit sans doute aussi dorénavant — rapporter les formes politiques (les actions comme les institutions politiques) à l’horizon d’un monde commun — mais commun, paradoxalement, parce que divisé. Issue de cette double condition, l’extranéité ouvre ainsi un accès à une compréhension cosmopolitique de la citoyenneté dans l’épreuve de la division et de la conflictualité constitutives du plan politique. Je conclurai donc par quelques observations sur l’étrangeté et l’extranéité comme formes élémentaires d’une citoyenneté cosmopolitique.

I. Déracinement, assomption de soi, extranéité

1. Le déracinement s’entend d’abord comme le fait d’être expulsé de chez soi, de sa terre natale, de son sol d’expérience. Généralisé et systématisé, le déracinement produit une situation que Hannah Arendt a nommée « désolation » (loneliness) et qui qualifie l’univers concentrationnaire du système totalitaire 1. Déracinement et désolation ont ainsi une signification historique qui accompagne la genèse de la globalisation. À suivre l’analyse d’Arendt, l’expérience de déracinement est politiquement repérable dans l’impérialisme moderne, sous sa forme coloniale et sous sa forme continentale. Arendt la relève dans la colonisation à propos de l’expatriation des « petits blancs » transportés de leur milieu social et culturel métropolitain dans une Afrique qu’ils jugent « sauvage », et dès lors réduits à l’état de « hordes » désorientées, livrées à elles-mêmes, incapables de s’intégrer, de s’inscrire dans un monde 2. On la retrouve dans l’apatridie consécutive aux Traités des Minorités signés au lendemain de la Première Guerre mondiale en Europe, sous la forme de dizaines de millions de « sans-État », déchus de leurs droits politiques, expulsés de l’humanité en étant en même temps expulsés de chez eux, et privés du droit d’être reconnus comme chez eux où que ce soit 3. L’impérialisme des États-nations se sera ainsi présenté comme le laboratoire de l’extranéation négative, le déracinement entraînant aussitôt, par la non reconnaissance du « droit d’avoir des droits », une forme particulièrement radicale d’acosmisme.

Ce déracinement fut le prélude à la désolation éprouvée dans le système concentrationnaire, désolation qui, à la différence de la solitude et de l’isolement, correspond à l’élimination du sol de l’expérience. Perte radicale du sol, la désolation procède d’une triple éradication, progressive, de l’humain en l’homme : élimination du lien politique aux autres par la destruction de la personne juridique ; élimination du lien éthique au monde commun par la destruction de la personne morale ; élimination du lien ontologique à soi-même par la destruction de la personne psychique 4. Destructions de la pluralité, du monde, de soi. Aussi cette désolation est-elle un acosmisme total, politique, éthique et ontologique issu d’une triple rupture : du lien à la pluralité politique des autres, du lien à la communauté éthique du monde, du lien à soi dans la dualité inhérente du « deux-en-un » qu’un être est pour soi. Remontant cette série, on pourrait dire que cessant de pouvoir être un interlocuteur pour moi, je cesse de pouvoir partager un monde de valeurs avec d’autres et suis donc privé de la possibilité d’agir avec la pluralité des acteurs. Si je ne puis être l’ami de moi-même, je ne saurais l’être d’un autre que moi, je ne saurais faire l’expérience d’un monde, nécessairement partagé, ni non plus être avec d’autres l’acteur d’un monde commun.

Bien évidemment, cette désolation ne fut aussi systématiquement produite que sous couvert d’une domination totale elle-même systématiquement expérimentée dans les camps de concentration. Mais de la double expérience de déracinement (produit de l’impérialisme) et de la désolation (produit du totalitarisme) on peut retenir la conséquence logique qui, elle, peut s’éprouver en toutes circonstances : qui est déraciné est hors de soi, qui est désolé ne s’appartient plus. Sous des formes plus ou moins radicales, s’éprouve ici une perte de soi qui accompagne la perte de sol comme si celui qui ne pouvait plus revendiquer d’appartenir à telle terre, à telle communauté, cessait bientôt de pouvoir s’identifier à lui-même, en proie à une perte d’identité. Déterritorialisé, il est aussitôt non seulement désorienté mais aussi altéré voire aliéné. Sans racines, il est sans filiations ; sans terre natale, il est sans généalogie. La déterritorialisation serait une désidentification, la désolation une aliénation. Mais, et il importe d’insister sur ce point, la désolation n’est ici un mal radical qu’en raison du système totalitaire qui la produit.

Peut-on alors songer à une inversion conceptuelle qui transformerait cette aliénation de soi en assomption de soi depuis l’expérience de déterritorialisation et l’épreuve qu’elle fait subir aux procédés d’identification de soi ? Cette assomption de soi supposerait un autre rapport au monde que la désolation produite par la domination totale, mais également un autre rapport au monde que celui produit par l’enracinement dans le sol de la terre natale, l’appartenance protégée à une communauté particulière de monde. Les expériences migratoires n’offrent-elles pas l’exemple de situations où, loin de seulement rompre toute communauté de soi avec d’autres et donc avec soi, le déracinement peut se retourner en assomption de soi ?

2. Le thème de l’assomption de soi se déploie dans le sillage du motif néo-hégelien de l’existentialisme, de Kierkegaard à Sartre : toute existence est un ex-sistere ; un se-tenir-hors-de-soi ou un être-jeté hors de soi. On peut interpréter cette ex-stase de soi comme un motif d’angoisse. C’est aussitôt affirmer que toute existence prend sens d’un retour à soi ou sur soi, qu’elle trouve sa vérité dans une authenticité de l’être-auprès-de-soi conquise contre la chute hors de soi dans l’inauthenticité que représente le fait de vivre au milieu des autres dans la quotidienneté du On (Heidegger). On privilégiera alors, corrélativement, le thème de l’enracinement comme ressort de structuration de soi et des communautés sur le double registre de l’appartenance et de l’obédience. Mais on peut aussi interpréter cette ex-stase de l’existence autrement. Existere signifie aussi « se manifester » ; car tel est ce qui arrive à qui est « placé hors de soi » 5.

Le fait d’être déraciné, exposé au vivre-avec-d’autres, altéré dans son être, voire aliéné au sens littéral de devenir étranger à soi-même par le fait d’un déracinement, peut être compris comme le mode sous lequel un être fait l’expérience de soi, se découvre, se donne à nouveau naissance. Ici, la forme pronominale, véritable énigme métaphysique de la langue, indique les deux aspects de cette découverte ou de ce découvrement de soi : qui se révèle ainsi s’exhibe, se laisse voir, se met à nu ; mais aussi, apparaît, à ses yeux comme à ceux des autres, tel qu’il ne s’était jamais vu ni laissé voir, acquérant donc pour lui comme pour les autres une présence et une densité surprenantes à laquelle seule sa manifestation, à l’écart de l’être donné, originaire, pouvait donner naissance. Il s’engendre, mais pas ex nihilo : il naît de soi et à soi en raison des conditions extérieures 6 et des actions qui, dans ces circonstances, le font advenir tel qu’il apparaît. L’ex-position est une découverte et cette découverte une naissance. Loin d’être la vie de cet être-déjà-donné-à-soi qu’on a pris l’habitude d’appeler un « sujet », l’existence se révèle être la découverte singularisante d’un acteur encore inouï, la découverte d’une singularité manifestée au contact des événements, singularité instable, précaire et fugace, bref, singularité migrante puisque née des prospections du monde et non de l’inspection de soi, non d’une introspection.

Ici peuvent se redéployer autrement les trois figures initiales de la migration, de l’exil et de la diaspora et leurs conditions. On est autorisé à dire qu’exister, c’est poursuivre une migration autant intérieure qu’extérieure, autant ontologique que géographique, et que l’existence se conçoit selon l’historicité migratoire d’une conscience en quête d’elle-même. On peut ajouter qu’exister, c’est être en perpétuel exil de soi selon un paradoxe : ne trouver asile que dans l’exil, n’avoir d’autre méthode de soi que l’exode selon cette déterritorialisation d’une conscience en quête de soi. On peut convenir enfin qu’exister, c’est se séparer, se fragmenter, se diviser, bref se pluraliser : non pas adhérer à la fiction d’un être authentique et d’une existence intègre, mais assumer la diaspora originaire d’un être pluriel qui fait que je est plusieurs, sans qu’il soit nécessaire, malgré l’argument logique ou ontologique, de rapporter cette pluralité à un principe unitaire sous jacent, subjectum. Comme le dit Henri Michaux, un moi c’est déjà un mouvement de foule 7.

L’assomption de soi reviendrait ainsi à assumer son existence comme un procès fragile, instable, incertain, incessant, selon les trois paramètres d’une historicité migratoire, d’une déterritorialisation exilaire et d’une pluralité diasporique. Une telle représentation est un peu effrayante. Alors on se raccroche aux motifs de l’identité, de la permanence, de la demeure, du chez soi, des racines, aux figures rassérénantes de la subjectivité, d’un être assuré des fondements qui le portent parce qu’assujetti à l’autorité immémoriale de la filiation. Bref, on recourt à la généalogie verticale pour contrer l’éparpillement des compositions horizontales d’existences, à l’unité verticale des racines pour ordonner les singularisations plurielles horizontales, on en appelle aux familles contre les réseaux, aux communautés d’appartenance contre les espaces politiques intervallaires, etc… Et, corrélativement, on dresse la fiction d’un sujet constitué et constituant qui tient en soi son existence et son monde pour supporter son existence dans le monde. Mais on pourrait aussi convenir que les subjectivations sont communément multiples et nullement cohérentes, qu’elles sont itinérantes, migrantes, exilaires, diasporiques. Ou, pour le dire autrement, que ces expériences — migrations, exils, diasporas — sont l’occasion de singularisations non-identitaires, de manières d’affirmer des singularités d’être dans une certaine étrangeté aux autres et à soi, c’est-à-dire en réalité dans une certaine étrangeté aux identifications des uns et des autres, qui pourrait bien dessiner une manière d’être au monde proprement cosmopolitique.

3. L’extranéité désigne littéralement la situation d’un étranger résidant ou séjournant dans un autre pays que celui dont il est citoyen, et donc pris dans un écart juridique entre les droits dont bénéficient les ressortissants de l’État où il se trouve et ceux dont il jouit, lui, du fait de son appartenance à une autre communauté politique et de son allégeance à une autre autorité politique. Je suggère d’étendre cette acception strictement juridique du terme : si exister est assumer d’être hors de soi en quête d’un « soi » toujours en dehors ou qui se trouve toujours par devers soi, alors l’extranéité signifie une certaine étrangeté à soi et aux « siens », celles et ceux de sa ou de ses communauté-s, une certaine non-adéquation ou non-coïncidence à soi. On dira qu’une singularité migrante, exilée, plurielle est étrangère à soi-même et que c’est sur ce mode de l’étrangeté qu’elle existe, en extranéité permanente au regard de soi-même. Ne pourrions-nous admettre qu’au fond la grande affaire de l’existence est de travailler à se rendre étranger à soi, à tout ce qui nous a fait être ce que nous sommes (identité) et qui la plupart du temps, quoi qu’on en ait, nous tient éloigné de qui nous sommes (singularité) ; de s’essayer aux « qui » que « ce que » nous sommes nous empêche souvent d’être ; et donc aussi à nous rendre sensible à l’autre que soi en soi, à l’étranger que nous sommes aussi pour nous mêmes et qui loge en nous, ou nous déloge parfois de nous 8. Ce qui est une manière d’être « soi-même comme un autre » 9 selon une ipséité non-identitaire, mais ce qu’on peut bien entendre aussi comme une manière de prendre son statut en défaut, de reconnaître n’avoir pas tous les droits, de « n’être pas chez soi » chez soi, en une situation de faiblesse qui fait de la fragilité et de la précarité notre mode d’être. Situation d’extranéité et non d’extraterritorialité — laquelle nous excepte du droit et renforce la souveraineté de soi sur soi — ; situation de défaut de droits et non d’excès de pouvoirs.

Je propose de réfléchir à la signification cosmopolitique de l’être-au-monde à partir de cette situation d’extranéité. L’extranéation active de l’être-étranger-à-soi ouvre une voie d’accès à l’étrangeté de tout autre. Migrations, exils et diasporas dessinent pour ceux qui y sont exposés, la plupart du temps à leur corps défendant et selon des épreuves parfois extrêmes de séparation et de déchirement, de luttes pour la survie et de conflits violents, de maladies et de blessures, de mépris et de stigmatisations, les non-lieux itératifs d’une expérience de déssaisissement de soi qui est aussi une épreuve de soi. Mais le soi éprouvé a ici fait l’épreuve de n’être pas simplement soi, comme si des épreuves et des actions entreprises étaient nées autant de singularités actives et désidentifiées qui résistent à toute assignation identitaire, spatiale et temporelle. C’est en ayant à l’esprit ce bouleversement des manières d’être soi qu’on peut reprendre l’enquête sur ce que signifie l’affirmation : « je suis citoyen du monde ».

II. Rebelle, officier, essayeur

Nous pouvons aussi bien déclarer que nous sommes tous et toujours citoyens du monde, de fait et par naissance, qu’affirmer que nous ne le sommes jamais tant il est vrai que nous sommes d’abord citoyen de tel État, originaire de tel pays, locuteur de telle langue, héritiers de telle culture et de telles histoires communautaires. Cette assignation identitaire est sans doute aussi un fait, la plupart du temps de naissance ; elle est également une injonction. L’ordre policier international nous somme de nous identifier et poursuit, voire maltraite, qui résiste à cette assignation ou se dérobe à cette identification. Hannah Arendt a montré comment l’organisation internationale du monde avait pu, au lendemain de la Première Guerre mondiale, produire des apatrides en masse qui, privés de leur droit d’être reconnus détenteurs des droits que confèrent l’appartenance à une communauté et l’allégeance à un État, se trouvaient aussitôt déchus de toute humanité et exclus de l’humanité elle-même. Terrible paradoxe : ceux-là même qui faisaient l’expérience d’être exclusivement citoyens du monde pour ne plus pouvoir l’être d’un État étaient par là même exclus du monde dont ils pouvaient, de lui seul pourtant, revendiquer la citoyenneté.

La citoyenneté du monde est donc un fait en un sens très faible, sans effectivité. Elle n’acquiert de réalité que sur un mode déclaratoire et performatif, au titre d’une revendication. Je suis citoyen du monde dans la mesure où j’affirme l’être, dans la mesure où je revendique de l’être. Seule la revendication confère au fait son effectivité : elle en fait un titre. Mais de quoi ce titre est-il le titre ? Si le titre de citoyen est attaché à une structure politique particulière, celle de l’État, cette revendication suppose-t-elle et requiert-elle un État mondial ? Pourtant, c’est en l’absence même d’État mondial, voire en raison de la défection de la forme-État au regard de toute responsabilité mondiale que s’affiche une prétention cosmocitoyenne. Ne revendique-t-on pas autre chose en se déclarant citoyen du monde ? Ne serait-ce pas moins une appartenance à une communauté mondiale, moins une allégeance à une autorité supranationale, qu’une certaine manière d’être-au-monde et donc d’être soi qui tente de s’affranchir des régimes d’appartenance et d’allégeance au travers desquels se constituent les sujets comme sujets de droits ? Sans doute est-ce ce rapport entre la manière d’être soi et la manière d’être au monde qui est en jeu dans l’allégation de cosmocitoyenneté, c’est-à-dire un certain travail de désidentification et d’assomption de soi, et conjointement de singularisation et d’extranéation qu’on repère dans les conditions migratoires, exilaires et diasporiques que généralise l’actuelle mondialisation.

Or dès l’antiquité grecque, la philosophie a thématisé la cosmocitoyenneté sur trois registres différents qui chacun met en valeur un aspect particulier de ce que signifie « être citoyen du monde » mais dont les trois pris ensemble pourraient bien livrer la signification cosmopolitique du rapport entre les manières d’être soi et les manières d’être au monde. Je les nommerai de trois noms qui correspondent à trois orientations philosophiques différentes : figures du rebelle, de l’officier, de l’essayeur, sous lesquelles on reconnaîtra la signification que le cynisme donne à la revendication d’être citoyen du monde, celle que le stoïcisme lui a conférée, celle enfin que cette revendication prend dans sa reformulation sceptique.

1. Diogène de Synope, dit le Cynique, est le premier à qui est attribuée la revendication de se dire « citoyen du monde » 10. L’affirmation cynique d’une cosmocitoyenneté dessine une position individualiste qu’on pourrait dire radicalement apolitique au sens littéral : refus de toute allégeance à un pouvoir étatique et de toute appartenance à une cité. Déclarer être citoyen du monde, c’est ici revendiquer non pas d’appartenir au monde et de faire allégeance à une humanité générique, mais d’être absolument sans attaches ou au-dessus de toute attache. Cette allégation présente trois aspects. D’une part, Diogène récuse et son lieu de naissance et sa cité, il refuse de s’y laisser rapporter comme ce par quoi il pourrait être défini, identifié. Il n’appartient à personne, n’est soumis à aucune loi. Telle est la posture du rebelle, celle qui résiste à toute assignation à résidence, à toute identification. En conséquence, Diogène affirme ensuite qu’il n’est chez lui nulle part en particulier ou qu’il est chez lui partout. Nul chez soi où pourrait se loger la vérité de son être, sinon la totalité des lieux du monde qui pourraient aussi bien constituer une demeure appropriée puisque nul n’est tenu à un lieu déterminé. Telle est la situation du sans domicile fixe mais assumée comme une règle de vie : ne pas prendre racine, ne pas s’installer, ne pas demeurer mais rester toujours libre de ses déplacements, toujours pouvoir rouler son tonneau ou le quitter. Etre migrant plus que nomade 11. Utopie et récusation du chez soi proclamée dans l’équivalence du partout et du nulle part. De ce fait, Diogène affirme enfin qu’il n’a pas à assumer de liens privilégiés avec ses proches (famille, concitoyens, …) et n’est donc pas tenu aux obligations qui y sont attachées. Diogène ne doit rien à personne. Il s’affirme délié de toute obligation particulière dès lors que son obligation est cosmopolite : mais s’adressant à tous, s’adresse-t-elle encore à quelqu’un ? À la fiction d’un monde où nulle part est partout, s’adjoint la fiction d’une communauté universelle proclamée dans l’équivalence du « je suis à tous » et du « je ne suis à personne ».

Sur ce dernier point, on ne peut s’empêcher de relever que cette équivalence retourne par avance celle que Rousseau présentera dans le Contrat Social comme fondement de la communauté politique  : « se donner à tous, c’est ne se donner à personne », y écrit-il 12, ce qui signifie aussi bien ne se donner à personne en particulier que ne se donner à personne d’autre que soi. Mais on peut aussi entendre que, dans l’esprit de Diogène, « être à tous » revient à « n’être à personne », sans distinctions ; et donc pas même à soi. Ne pas être à soi, ne pas s’appartenir en propre, telle est aussi la figure du rebelle, celle de la désidentification, figure d’une singularisation extrême. Puisqu’il n’est étranger nulle part au monde, Diogène décide de vivre en étranger partout, de se faire étranger à toute forme communautaire : famille, village, cité. À tous, y compris donc à lui-même. Devenir étranger à soi-même ou devenir l’étranger de soi-même : être à soi-même clandestin, devenir clandestin ou devenir son propre clandestin, telle est peut-être la compréhension cynique de la cosmocitoyenneté. Car ici être cosmopolites ne renvoie à aucune cosmopolis, à aucun cosmos, à aucun ordonnancement du monde, à aucun ordre supérieur. C’est n’être membre de rien ; mieux, c’est ne pas être membre, pas même assujetti à soi. Et donc pas non plus maître de soi. Ou n’être pas sujet, en aucun sens. L’affirmation cynique d’une citoyenneté du monde dessine la figure asymptotique de la non souveraineté et de la non identité, ce qu’on peut nommer l’an-identité, et dont le corrélat pourrait être ce que Fernando Pessoa a expérimenté sous la forme de l’hétéronomie 13.

2. De cette citoyenneté du monde, le stoïcisme propose une figure inverse. Car aux yeux des stoïciens, le monde est au contraire une grande cité, une cosmopolis, même si celle-ci n’a aucune réalité institutionnelle et politique, n’est pas une cité mondiale ou un État 14. Du coup, la citoyenneté du monde désigne une double appartenance concomitante. Alors que le cynisme récuse toute appartenance comme toute allégeance, le stoïcisme affirme à la fois que nous appartenons tous à un même monde et donc que nous avons des obligations envers lui ; mais que nous appartenons tous aussi à des communautés particulières (famille, amis, village, cité, etc.) envers lesquelles nous avons d’autres obligations. Obligés envers le monde et la totalité des autres, nous le sommes aussi, et peut-être d’abord, envers les nôtres. Car nous ne pouvons être citoyens du monde qu’en étant inscrits dans ce monde à des titres particuliers qui nous identifient et nous distinguent. Si chacun est donc partout chez soi dans le monde, c’est parce qu’en quelque endroit déterminé il dispose d’un chez soi. C’est aussi que nous sommes assignés à des places, répertoriés dans des ordres qui imposent responsabilités et devoirs : il faut remplir son office ou ses offices. Telle est alors la figure de l’officier, qui officie, assume sa charge ou ses devoirs au sens du De officiis (Cicéron).

Or être officier, remplir ses devoirs, c’est jouer un rôle. Le monde est un théâtre et, en chaque scène, des offices nous convient à officier. Si chacun est citoyen du monde, c’est sur le mode du rôle, du jeu. Il faut lier le rôle aux places, aux scènes où ils ont à paraître. Le citoyen cosmopolitique aura ainsi constamment à jouer plusieurs rôles et à passer sans cesse de l’un à l’autre. Apparaît alors de nouveau que la cosmocitoyenneté procède d’une désidentification, mais selon un autre mouvement que le mouvement cynique : celui d’une singularisation de soi par un jeu d’acteur engagé dans la particularité qui double l’universelle et encore abstraite inscription dans la cosmopolis en tant que telle. L’affaire du cosmopolites stoïcien est d’être le bon acteur de son existence en jouant bien le rôle que son appartenance assumée à des communautés et son allégeance à des pouvoirs requièrent. Double identification déniée l’une par l’autre donc, comme citoyen du monde en général et comme citoyen de tels mondes en particulier, et transcendée par la singularisation de l’acteur dans ses rôles : être citoyen du monde, c’est jouer son appartenance aux particularités du monde, en être sur le mode du « n’en être pas » entièrement, par où le citoyen n’est jamais prisonnier de ses communautés d’affiliation mais toujours porté à elles et au-delà d’elles par sa cosmocitoyenneté.

Il est indéniable, bien sûr, que cette double allégeance politique, en réalité multiple, aux ordres particuliers dont nous relevons et au grand ordre du monde, de même que cette double appartenance, elle-même multipliée, à des communautés d’identification superposées, entraînent inéluctablement des contradictions entre les obligations dont nous sommes redevables. Ces contradictions peuvent être insoutenables ; elles sont de toute façon insurmontables. Seule une pragmatique des jeux de rôles peut permettre à un même individu d’assumer sans souffrances excessives ses offices de particulier et ceux de citoyen du monde, de tenir ses obligations envers les uns en même temps qu’il honore celles envers les autres. La citoyenneté du monde au sens stoïcien implique une permanente non-adéquation à soi et une éthique assumée de la duplicité, voire de la multiplicité des « soi », et des obligations non nécessairement conciliables que chacun de ces « soi » entraîne pour « nous ».

Dans le stoïcisme comme dans le cynisme, et pour des raison inverses, la citoyenneté du monde requiert de s’élever contre les logiques d’identifications communautaires et les processus d’assignations identitaires.

3. La troisième posture cosmocitoyenne léguée par la philosophie est celle que dessine le scepticisme moderne, celui de Montaigne ou de Diderot par exemple, plutôt que le scepticisme antique au sens strict. L’attitude sceptique conjoint en quelque sorte les deux compréhensions opposées du cynisme et du stoïcisme en les faisant jouer ensemble l’une contre l’autre : être dissident, rebelle et pourtant jouer son rôle dans le monde, être officier. Apprendre à se désidentifier de soi, à se désaffilier de ses appartenances et pourtant être un acteur engagé, impliqué chez soi comme ailleurs. Attitude contradictoire en apparence, qui exige des déguisements et procède pragmatiquement par essais. On peut l’appeler l’attitude de l’essayeur par référence à Montaigne qui s’essaye en s’essayant au monde sur fond de scepticisme raisonné.

Montaigne, on le sait, reprend la formule de Diogène et l’attribue à Socrate, selon une tradition antique qu’il n’invente pas 15. Ce faisant, il en fait la formule d’un cynisme acceptable, raisonné, celle d’un socratisme : une ironie sérieuse portée sur l’ignorance ignorée et l’ignorance assumée du monde, mais aussi de soi, dans l’effort pour se connaître. D’une part, se connaître est une tâche infinie qui requiert de ne jamais cesser l’examen de soi mais aussi de ne jamais croire cette connaissance acquise, de ne jamais penser le soi identifié voire tout simplement déterminable ; d’autre part, il n’y a pas d’autre voie pour se connaître que de s’essayer, de s’essayer au monde, ce qui est s’essayer aux autres. Prime alors ici le choix de l’antidogmatisme : qui saurait dire qui il est ou ce qu’il est, qui est l’autre ou ce qu’il est ? Qui connaît les identités, la sienne, celle des autres et des états ? Qui pourrait prétendre les maîtriser et les assigner ? Et ce choix est aussitôt une pratique de décentrement de soi, ou plutôt d’excentrement de soi, une manière de se mettre à la place des autres sans l’illusion que cette place est réellement accessible, qu’elle peut être réellement occupée. S’essayer soi est aussi, ou avant tout, une manière de se rendre étranger à soi. De se défaire de soi, ou du moins de cette figure de soi, haïssable, qui se prend pour un tout, dira Pascal, et usurpe ses droits en se faisant tyran — et de soi et des autres 16.

Être citoyen du monde, c’est alors reconnaître que personne ne pourrait être figé dans une identité puisqu’il est toujours exposé à se singulariser d’une manière imprévisible ; une manière de se connaître soi-même et les autres depuis cette différence de soi d’avec soi et des autres qui diffère indéfiniment la constitution de ce savoir. Savoir indécis des identités, elles-mêmes précaires et flottantes, toujours susceptibles d’être désavouées ou transcendées dans des singularisations circonstancielles, et dont l’indécision n’invite à aucun renoncement, à aucune résignation, mais dessine au contraire une pragmatique des essais, appelle un travail de désidentification active pour s’essayer aux mondes. Il y est alors question de changer d’habits et d’habitudes, de costumes et de coutumes : c’est affaire de déguisements puisqu’on ne saurait s’affranchir de ses coutumes et de ses habitudes qu’en s’apprêtant aux costumes et aux habits des autres « nations ». Montaigne s’y essaye. Diderot en donnera la philosophie — celle du paradoxe du comédien qui est aussi celui de l’acteur politique — dans le Supplément : comme l’aumônier à Tahiti, il s’agit de « prendre le froc du pays où l’on va, et [de] garder celui du pays où l’on est » 17, de s’essayer aux mœurs étrangères à Tahiti, ce qui est honorer l’hospitalité reçue et être fidèle au code universel de la nature, tout en se pliant aux mœurs européennes qui nous assujettissent et nous condamnent aux contradictions des codes religieux, moral et civil.

Cette histoire contient une leçon politique. Derrière ce qui pourrait ne sembler que duplicité et compromission se révèle une posture à la fois philosophique et cosmopolitique qu’on peut illustrer par une scène que rapporte Diogène Lærce à propos d’un philosophe que Diderot aime évoquer. Alors qu’à l’invitation de Denys, Platon refusa de se vêtir d’une robe pourpre au motif que se déguiser en femme ne sied pas au philosophe, Aristippe de Cyrène, « le seul homme », aux dire de Platon ou de Straton, « capable de porter avec indifférence un riche manteau ou des haillons » 18, revêtit cette même robe « sans façon et se mettant à danser, dit très finement … qu’aux fêtes de Bacchus une âme sage n’est pas corrompue. » 19 Dionysos, fêté en la circonstance, est le dieu du brouillage des identités, dieu né deux fois, dieu de l’étrangeté à soi par-delà les genres. Aristippe incarne aux yeux de Diderot cet art de se rendre étranger à soi-même, de se défroquer, qui définit une politique pragmatique mais aussi une éthique politique 20 : être fidèle non pas à ses convictions mais aux principes d’un vivre-ensemble libérateur, non pas à un code social, moral ou religieux, mais à une politique d’émancipation à l’égard des assignations identitaires ou communautaires, ou de singularisation au regard des identifications sociales et culturelles. L’essayeur se fait ici citoyen du monde en ce qu’il accepte, ou tâche, de se rendre étranger à soi-même, ce qui est la condition de l’hospitalité accordée à ceux qu’on nomme « étrangers ». Sans nécessairement se déplacer, mais à plus forte raison s’il le fait sans s’emmener avec lui, l’essayeur voyage. Il est ainsi citoyen du monde en vertu d’une politique d’extranéité continuée. On peut alors appeler « cosmopolitique » une politique des écarts, des excentrements, qui revient à creuser ces intervalles de soi à soi et à se singulariser en luttant contre les procédures d’identification, d’assignation, d’enrôlement, mais à le faire en assumant les situations données. Logique paratactique d’une superposition d’identités qui se dénoncent les unes les autres et pourtant se requièrent, comme le suggère Diderot.

Les dimensions de déracinement, d’assomption de soi et d’extranéité qu’une réflexion sur la condition de migrant, d’exilé ou de dispersion communautaire avait dégagées se retrouvent positivement investies dans les différentes allégations de cosmocitoyenneté sous les figures du rebelle, de l’officier et de l’essayeur. Cette réflexion débouche finalement sur une politique de l’extranéation, qui décrit à la fois une stratégie d’évitement ou de résistance à l’égard des opérations d’identification et d’assignation effectuées par les États ou les appareils policiers, et une pragmatique de l’être au monde sous la forme assumée d’un dépaysement de soi et d’un brouillage des frontières. Au cœur de ce mouvement resurgit comme un leitmotiv la figure de l’étranger qui vient sans cesse défaire les partages pronominaux (la déclinaison des pronoms personnels qui distribue les fonctions, pas seulement grammaticales, du soi) et les ordonnancements du monde (la division des territoires selon des frontières extérieures et intérieures) en apparaissant toujours là où on s’efforce de le tenir à l’écart (les variantes de l’exclusion : interdiction d’accéder, expulsion hors du lieu ou marginalisation aux confins). Cette figure de l’étranger est complexe. Une cosmopolitique est une politique de l’étranger : étrangeté, étrangèreté et extranéité. Cette politique commence avec soi, en soi-même.

III. Alien, stranger, foreigner

Une réflexion sur l’étranger doit en cet endroit corréler deux interrogations : qui est étranger dans le contexte de globalisation qui configure le monde actuel ? quelles sont les formes d’exclusion ou de relégation que subit celui qui est stigmatisé comme étranger ?

La langue aide à l’élucidation du concept. Dans sa provenance latine, « étranger » dit l’inconnu venu d’ailleurs (alienus, formé à partir de alius), qui n’est pas de la famille ou du pays mais l’être de l’extérieur (extraneus). Anthropologiquement étrange parce que culturellement et socialement hors du commun ; ennemi potentiel parce que dérogeant à la loi, s’exceptant de la banalité et de son cortège d’obligations, extraordinaire donc, et à ce titre inassignable, l’étranger ne peut être reconnu comme alter ego qu’à condition d’être identifié, rapporté à d’autres appartenances et allégeances (famille, clan, tribu, nation, État) que celles qui caractérisent le groupe du locuteur, mais de même nature qu’elles. Il ne saurait subsister dans sa singulière exceptionnalité. Son étrangeté, incompréhensible en tant que telle, insupportable comme pure différence, appelle une assignation communautaire : il faut que celui qui n’est pas des nôtres relève d’un ordre institué semblable au nôtre qui lui octroie une identité communautaire et donc culturelle en même temps qu’un statut juridique et politique. L’autre, dans sa différence inassimilable, doit devenir un semblable selon une différence culturelle identifiable pour acquérir enfin le statut qui en assurera la reconnaissance juridico-politique. Et être déclaré apte au monde.

De cette variation conceptuelle, le français ne rend pas compte comme l’anglais. Alors que « étranger » désigne indifféremment le statut de l’allogène ou le titre de citoyen, la langue anglaise, elle, différencie alien, foreigner et stranger. Je dirai que l’alien doit devenir un stranger pour prétendre ensuite accéder au titre de foreigner : l’étrange inconnu doit devenir un étranger connu, culturellement identifiable dans sa différence, pour être politiquement reconnaissable dans le système du droit des gens. Celui qui, au regard des mœurs ou des normes sociales, était un outsider est maintenant un semblable : il relève lui aussi d’une autorité et peut faire valoir une appartenance et une allégeance. Ainsi s’opère le retournement de l’ailleurs échappant à tout contrôle en un ici sous assignation : l’alien est devenu alienus, qui appartient à un autre 21. Cette appartenance et cette allégeance font de l’étranger un sujet, sujet parce qu’aliéné, asservi à une loi, et non plus hors-la-loi, exceptionnel. Assujetti à un ordre social et politique, il est alors reconnaissable parce que membre d’un corps. Foreigner est l’étranger dans sa dimension politique, laquelle a policé l’inquiétante étrangeté anthropologique de l’alien ou culturelle du stranger et plus encore l’angoisse qui accompagne l’inconnu. Sujet d’un pouvoir, c’est-à-dire d’un État et donc sujet effectif de droits, son étrangeté devient pensable et acceptable sur fond de similitude politique.

La notion d’étranger recouvre donc trois situations différentes. Soit l’impossibilité d’un rapport à l’autre faute d’espace commun entre lui (l’étrange inconnu) et nous ; soit la difficulté d’un rapport en raison d’une différence entre sa culture et la nôtre — que Simmel décrivait sociologiquement comme une variation de distance et de proximité 22 — (stranger, l’incompréhensible) ; soit la nécessité politique de ce rapport qui maintient la séparation ou la distance en établissant un lien par l’institution d’un espace public d’actions concertées (foreigner, le citoyen d’ailleurs). Ainsi nous faut-il distinguer le barbare, étrange inconnu que sa différence naturelle rend totalement autre ; le stranger, étranger que sa différence culturelle rend problématique ; et le foreigner dont l’étrangeté est surmontée dans une similitude politique attachée au titre de citoyen.

Dans le premier cas, qui procède d’une naturalisation de la différence, l’étranger est perçu comme au-delà de tout rapport, hors de la communauté, extérieur à l’espace commun, barbare. Rejeté dans son altérité, il est perçu dans son inassimilable étrangeté. « Symbole effrayant du fait de la différence en tant que tel » (H. Arendt), l’étrangeté désigne alors la barbarie d’une différence qui n’est qu’une différence naturelle hors de toute institution commune, qui ne saurait rejoindre ni la communauté des « uns » ni celle des « autres » au sein d’un monde parce qu’aucune politique du monde commun ne se déploie pour l’accueillir. L’étrangeté de la différence nue est indisponible à tout style de vie, enfermée dans une différence sans contenu, inassimilable. Aucun rapport n’est envisageable avec celui qui est stigmatisé comme « barbare ». Dans une société globalisée, l’absence de reconnaissance culturelle et de statut politique de l’étranger a pour conséquence la production sociale et politique de « barbares », non plus venus d’ailleurs, extra-terrestres, aliens, mais engendrés par la société globale elle-même. Le danger que pressentait Hannah Arendt dès 1948, danger « qu’une civilisation globale, coordonnée à l’échelle universelle, se mette un jour à produire des barbares nés de son propre sein à force d’avoir imposé à des millions de gens des conditions de vie qui, en dépit des apparences, sont les conditions de vie de sauvages » 23, est aujourd’hui la règle ordinaire à laquelle sont soumis les migrants, les exilés, les apatrides, etc… et dont les immigrés clandestins font les frais dans nos sociétés libérales contemporaines.

Dans le second cas, l’étranger est figé dans une particularité culturelle substantielle. Sa différence a un contenu civilisationnel (système de valeurs, codes, mœurs, etc…) estimé plus ou moins proche ou éloigné du nôtre et, par là, jugé selon une gradation méliorative supportable, acceptable, intéressant voire convoité. Sous cet angle, notre rapport aux étrangers relève soit de la tolérance, avec toute la gamme de conduites que celle-ci comporte de l’ignorance ou du mépris à la bienveillance en passant par l’indifférence, soit de l’intérêt et de la sollicitation, soit enfin d’un rapport de force. De ces trois types de relation, indifférence, dialogue interculturel ou guerre des dieux, seule cette dernière, par une confusion des genres, peut se donner faussement pour une politique dont le contenu purement belliqueux ne sera en réalité jamais rien d’autre que le prétendu « choc des civilisations ».

À l’inverse, dans le troisième cas, la reconnaissance politique de l’étranger inscrit le rapport à l’autre au registre d’un droit public international et métaculturel, instituant un lien politique entre autochtones et allogènes avec son cortège d’obligations que sanctionnent les institutions juridiques. La reconnaissance politique de l’étrangeté est alors la manière d’assumer la pluralité comme constitutive de l’humanité politique puisqu’elle honore d’un même mouvement la distinction culturelle de l’altérité (stranger) et l’égalité politique de la citoyenneté (foreigner) en même temps que la dignité des personnes singulières dans ce qu’elles ont de rebelle à toute assignation (alien). La politique n’aurait pas de sens ou ne serait que pur exercice de domination sans la pluralité des personnes, des peuples, des cultures, des États, c’est-à-dire sans l’étrangeté des étrangers. Mais elle perd également tout sens, comme l’a indiqué Arendt, et n’est plus pour l’essentiel qu’une biopolitique policière, dès lors que les dispositions économiques et politiques d’une humanité globalisée produisent en son sein des masses de barbares qu’elles excluent aussitôt comme le sont les migrants en exil disséminés sur toute la surface de la planète en raison même de son exploitation économique.

Aussi la reconnaissance politique des étrangers est-elle un critère pertinent du politique, grâce auquel on peut apprécier la dignité cosmopolitique de la puissance publique. La capacité d’une communauté politique à nouer un rapport proprement politique avec « ceux qui n’en sont pas », pas seulement sur le mode économique d’un marché unique, pas seulement sur le mode social des échanges culturels, pas seulement sur le mode diplomatique des dispositions prises envers les ressortissants autorisés d’autres États ; mais la capacité à écouter, entendre et accueillir les errants et les exilés, les immigrants illégaux, les apatrides ou les sans-droits qui cherchent refuge sur son territoire, cette capacité décide de son orientation cosmopolitique vers un monde commun ou au contraire de son repli policier sur une identité strictement statonationale.

Cependant, il ne faut pas perdre de vue que la reconnaissance politique de l’étranger revêt deux aspects contradictoires. Si la requalification politique du stranger en foreigner, comme citoyen d’un autre État, « civilise » celui-ci et le rapport que chaque État doit établir avec lui, en l’inscrivant dans un système culturel et social garanti par un jeu d’institutions et d’autorités, elle fait aussi apparaître son ambivalence : le sujet dont les droits doivent être respectés en vertu du droit public international l’est au prix d’un assujettissement et d’une aliénation aux autorités légales qui entendent effacer son étrangeté originale. Le « bon » étranger est sujet. Inversement, qui refuse ou échappe aux procédures d’assujettissement, qui y « reste étranger », rebelle et non officier, celui-là est banni, littéralement mis au ban de la société, excepté de la banalité qui l’autoriserait. Aussi les États sont-ils aujourd’hui traversés par une tension contradictoire au regard de ces flux migratoires qui échappent de plus en plus à leurs contrôles : soit intégrer les étrangers, les assimiler et faire disparaître leur étrangeté ; soit les repousser comme si l’alternative entre inclure et exclure, assimiler ou expulser, résumait toute la politique possible à leur égard. Ce sont pourtant là deux manières de méconnaître le statut d’étranger, à savoir l’écart revendiqué à l’égard de l’identité « nationale » des pays de provenance et d’accueil et, en même temps, le souci de se singulariser comme sujet politique malgré cet écart ou par cet écart. Au fond, un point de vue cosmopolitique susceptible d’honorer le statut d’étranger doit assumer un double écart des citoyens à l’égal de celui que connaît le migrant : écart par rapport au pays natal dont celui-ci s’est séparé et écart par rapport au pays d’installation dont on lui fait savoir qu’il ne saurait prétendre être. Cette double désaffiliation communautaire est en même temps écart à soi : la déterritorialisation est une forme de désidentification, qu’elle soit assumée ou subie. Loin pourtant que cette désidentification doive priver l’étranger de reconnaissance citoyenne, elle peut revenir au contraire à revendiquer une forme de subjectivation politique inédite et active qui ne s’autorise pas du titre de la nationalité mais de celui de l’engagement et de la responsabilité civiques. Leçon de citoyenneté cosmopolitique à l’usage des républicains.

Ceux qui ont pris la terrible décision de quitter le sol de leur expérience première, de se séparer des leurs et d’eux-mêmes, de rompre la filiation et la transmission, qui ont préféré l’errance et ses risques, ont affronté mille dangers, vécu mille mésaventures dont les plus douloureuses pour, la plupart d’entre eux, ne jamais arriver nulle part, en des conditions aucunement comparables à celle des anciens migrants du Nouveau Monde, ceux-là sont peut-être les véritables « sujets » de la cosmopolitique moderne. Nul besoin d’en tirer des portraits glorieux, d’en faire des exemples : d’elle-même leur condition migrante et étrangère engage une mise en question des catégories héritées de la pensée politique, des procédures de subjectivation politique à la compréhension de l’espace publico-politique et du monde commun. De la signification politique qu’on leur accorde dépend que la globalisation économique soit aussi une mondialisation, et non un acosmisme qui rendrait définitivement insignifiante une citoyenneté du monde attentive à l’extranéité des manières d’être soi et d’être au monde.

Notes

* Les idées exposées dans cet article ont été discutées en plusieurs occasions pour lesquelles je remercie ceux qui les ont suscitées : Olivier Remaud à l’EHESS ; Audrey Kichelewski et Morgane Labbé au Centre Michel Foucault de Varsovie ; Jean-Marc Ferry et Justine Lacroix à l’Institut d’Etudes Européennes (ULB) ; Thomas Berns et Denis Pieret à l’université de Liège ; Bérard Cenatus et Jhon Picard Byron à l’ENS de Port-au-Prince. Certains passages ont donné lieu à une première formulation plus succincte dans « L’Europe cosmopolitique et la citoyenneté du monde », in Raisons publiques, Paris, Presses universitaires de la Sorbonne, novembre 2007 ; et dans « L’étranger et le citoyen : un enjeu politique », in Relations, Québec, Canada, 720, oct/nov. 2007.
1 H. Arendt, Les Origines du totalitarisme, P. Bouretz éd., Paris, Gallimard, 2002, chap. XIII : Idéologie et terreur ».
2 op. cit., chap. VII : « Race et bureaucratie »
3 op. cit., chap. IX : « Le déclin de l’État-nation et la fin des droits de l’homme »
4 op. cit., chap. XII : « Le totalitarisme au pouvoir »
5 Cf. Alain Rey, Dictionnaire historique de la langue française, Paris, Le Robert, 2000, vol.1, p. 1363.
6 Cf. Valérie Gérard, Critique de l’autarcie morale. Les conditions extérieures du rapport à soi, Thèse de doctorat de philosophie, université de Lille III, 2008.
7 Je dois à Claude Mouchard de pouvoir évoquer à l’appui de cette idée quelques lignes fulgurantes de la postface de Plume de Henri Michaux : « Moi n’est jamais que provisoire (changeant face à un tel, moi ad hominem changeant dans une autre langue, dans un autre art) et gros d’un nouveau personnage, qu’un accident, une émotion, un coup sur le crâne libérera à l’exclusion du précédent et, à l’étonnement général, souvent instantanément formé. Il était donc déjà tout constitué. / On n’est peut-être pas fait pour un seul moi. On a tort de s’y tenir. Préjugé de l’unité. (Là comme ailleurs la volonté, appauvrissante et sacrificatrice.) […] Il n’est pas un moi. Il n’est pas dix moi. Il n’est pas de moi. MOI n’est qu’une position d’équilibre. (Une entre mille autres continuellement possibles et toujours prêtes.) Une moyenne de « moi », un mouvement de foule. » Plume, précédé de Lointain intérieur, Paris, Poésie/Gallimard, 1963, pp. 216-7.
8 Pour la distinction entre qui nous sommes et ce que nous sommes, cf. H. Arendt, Condition de l’homme moderne, trad. fr. G. Fradier, Paris, Calmann-Lévy, 1981, chap. V.
9 Cf. Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, Paris, Seuil, 1990.
10 Cf. Diogène Lærce, Vies et doctrines des philosophes illustres, trad. R. Genaille, Paris, GF, vol. 2, p. 30. Sur la signification de la réponse de Diogène, cf. Stéphane Douailler, « Le cosmopolitisme cynique », in Citoyen du monde : enjeux, responsabilités, concepts, H.Vincent (dir.), Paris, L’Harmattan, 2003.
11 La différence entre migration et nomadisme est une question difficile. Cf. les suggestions intéressantes et problématiques de Gilles Deleuze et Félix Guattari, Mille Plateaux, Paris, Minuit, 1980, § 12 : « Traité de nomadologie », particulièrement p. 471 sq. Notons simplement ici que migrare a signifié aussi bien « s’en aller d’un lieu, changer de résidence, sortir » que « se changer » et « transgresser », cf. A. Rey, op. cit., vol.2, p. 2234. Et que l’ère des migrations « décodées » et généralisées produites par la « machine capitaliste » de déterritorialisation et de re-territorialisation (L’Anti-Œdipe, Paris, Minuit, 1972, chap. III, spécialement p. 299 sq.) dans un monde globalisé correspond, comme on l’observe aujourd’hui, à la mise sous tutelle étatique du nomadisme.
12 J-J. Rousseau, Du contrat social, Livre I, chap. 6.
13 Cf. E. Tassin « L’Europe entre philosophie et politique », in J. Poulain et P. Vermeren (dir.), L’Identité philosophique européenne, Paris, L’Harmattan, 1993, pp. 189-210.
14 Cf. Valérie Gérard, « Être citoyen du monde », in S. Dayan-Herzbrun et E. Tassin (dir.) : Citoyennetés cosmopolitiques, revue Tumultes n°24, Paris, Kimé, mai 2005, pp. 13-25.
15 Montaigne, Essais, I, chap. 26, in Œuvres complètes, Paris, Lafuma, p. 76.
16 Pascal, Pensées, 597-455, in Œuvres complètes, Paris, Lafuma, p. 584.
17 D. Diderot, Supplément au Voyage de Bougainville et autres œuvres, textes choisis, présentés et commentés par E. Tassin, Paris, Presses Pocket, 1992, p. 129.
18 Diogène Lærce, Vie, doctrines et sentences des hommes illustres, trad. R. Genaille, Paris, GF, vol. 1, p. 128.
19 Ibid., p. 132.
20 Cf. E. Tassin, « Diderot ou le paradoxe du citoyen. Le vertueux, le courtisan et le comédien », in La raison est-elle séditieuse ? Philosophes et révolution, revue Carrefour, sous la direction de J. Ayoub-Boulab et M-P. Vernes, Ottawa, Canada, 2005, pp. 13-34.
21 Cette histoire est écrite dans la langue latine : d’alius (ailleurs) dérive alienus (autre) sur lequel se forme alienare (rendre autre, rendre étranger) qui donne en français « aliéner » aux sens de « céder » et « perdre » (un droit), « rendre hostile » (s’aliéner quelqu’un) et au figuré « abandonner » (sa liberté). L’aliénation pourra alors désigner à la fois la perte de liberté ou de conscience de soi, la dépendance à l’égard d’une extériorité (conditions économiques) et la soumission à une autorité (psychologique, morale, religieuse ou politique). Cf. A. Rey, op. cit., vol.1, p. 83.
22 « La distance à l’intérieur de la relation signifie que le proche est lointain, mais le fait même de l’altérité signifie que le lointain est proche », Georg Simmel « Digressions sur l’étranger » (1908), in L’Ecole de Chicago. Naissance de l’écologie urbaine (présentation de Y. Grafmeyer et I. Joseph), Paris, Aubier, 1984, p. 53-54.
23 Telle est la dernière phrase du volume consacré à L’impérialisme, dans Les Origines du totalitarisme, op.cit., p. 607.

Citer cet article

Référence électronique

Etienne Tassin, « Condition migrante et citoyenneté cosmopolitique : des manières d’être soi et d’être au monde », Dissensus [En ligne], 1 | 2008, mis en ligne le 18 December 2008, consulté le 10 November 2024. URL : http://popups2.lib.uliege.be/2031-4981/index.php?id=349

Auteur

Etienne Tassin

Étienne Tassin est professeur de philosophie politique à l’université de Paris 7. Il a publié plusieurs ouvrages consacrés à Hannah Arendt. Il est l’auteur de Un monde commun. Pour une cosmo-politique des conflits, Seuil, 2003.

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