Dans cet article, notre objectif est d’interroger le sens et les enjeux que peut revêtir une réflexion sur le courage dans une pensée pragmatiste, telle que celle développée par John Dewey, dont le projet est animé par une approche expérimentaliste des phénomènes sociaux. Notre hypothèse est que ce sens ne peut, dans une telle pensée, qu’avoir des incidences sociales et politiques – et ce, tant ex ante qu’ex post, c'est-à-dire tant du point de vue de ses présupposés et conditions de possibilité que du point de vue de ses effets. Dewey, dans une série de conférences qu’il donne à Chicago – Lectures on Psychological and Political Ethics: 1898 1 —, aborde rapidement la question du courage pour elle-même et lie profondément celui-ci à l’affect, au trouble et à l’émotion d’une part2, à l’engagement actif dans la situation d’autre part. A l’aune de ce texte, mais aussi des réflexions que Dewey développe dans Reconstruction en Philosophie3, dans Le Public et ses problèmes4, et, de manière plus générale, de sa « foi pragmatiste » en l’expérience, nous viserons ici à présenter une figure profondément sociale et politique du courage, en ouvrant la réflexion sur les conditions d’accroissement du pouvoir des acteurs individuels et collectifs à prendre leur destin en mains.
Il nous semble en effet que Dewey permet bien d’interroger ce moment au sein duquel des individus en viennent à se doter de la capacité de reconnaître les nouvelles souffrances sociales qui les touchent, à passer du ressenti à l’identification et à l’énonciation, et à s’engager pour porter cela au débat social et à l’agenda politique. Il s’agit de moments d’appropriation collective qui nous disent quelque chose de la possibilité d’engagement5 dans une société où, bien souvent, les individus ont tellement intériorisé le discours dominant de la responsabilisation individuelle qu’ils vont plutôt développer des attitudes de culpabilisation par rapport à leur situation de souffrance, à ce qui sera interprété alors comme des situations d’échec personnel. On l’a vu dans l’introduction de G. Jeanmart, et nous le développons plus précisément par ailleurs6, les « arènes publiques » contemporaines, par la voie des médias, mais aussi des discours et dispositifs de l’Etat social actif, marquent un retour général du discours des vertus et plus singulièrement du courage. L’espace « médiatique » est en effet prompt à porter une attention toute particulière à des figures singulières d’hommes ou de femmes capables de se mettre en risque, de surmonter leurs peurs pour une cause qui les dépasse et dont ils deviennent alors l’emblème7, ou encore à des individus disposés à se surpasser, alimentant ainsi une sorte de « culte de la performance »8 qui fait par exemple de nos champions sportifs des modèles exemplaires. C’est d’ailleurs ce sens, somme toute classique, du mot courage qui a le plus d’écho pour l’homme de la rue à notre époque : un sens lié au risque, à la bravoure, mais aussi à l’effort et à la résistance. Le discours politico-moral ambiant de l’Etat social actif n’est lui-même pas en reste : sous l’appel incessant à la responsabilisation individuelle, il alimente lui aussi une injonction explicite ou implicite au mérite et à l’effort qui tente d’avoir des effets performatifs sur les individus. Et qui, dans le même temps, cadenasse à nouveau le sens du mot courage dans une forme stéréotypée: le courage nécessaire à tout individu, atome de la société, à qui l’on a octroyé formellement l’égalité et dont on attend fermement qu’il réponde de lui-même, de son parcours, de ses échecs et réussites, qui se voit confier le devoir d’assumer et de s’assumer, de faire partie de « ceux qui se lèvent tôt », de gérer sa vie comme un chef d’entreprise9. La généralisation d’une norme d’autonomie implique un individu capable de s’autodéterminer, enjoint d’être dans la capacité à agir, qui ne devra en dernier ressort sa destinée et son épanouissement qu’à lui-même10. Ceci ne va pas sans poser de questions. Comme le développe en profondeur Raphaël Gély dans sa contribution à ce volume, l’appel au courage qui s’en tient à cette perspective tout à la fois héroïque et/ou méritante produit un ramassement de la question de la capacité du courage sur la possibilité du courage. Les discours et dispositifs contemporains mettent les individus face à une injonction au courage qui leur dit : « Vous devez être courageux » et qui présuppose formellement la possibilité qu’ils puissent l’être. Cependant cette approche en reste uniquement à une possibilité formelle, renforcée d’ailleurs par la valorisation des « héros moraux », exemples de courage ; elle n’interroge dès lors nullement la capacité réelle des individus dans un contexte donné à développer de telles dispositions face à la vie. Tout se passe comme si la possibilité formelle impliquait automatiquement une capacité réelle. Une telle présupposition peut alors alourdir un peu plus encore le poids de la responsabilisation, engendrant, comme nous l’indiquions, des formes de culpabilisation chez les individus qui ne parviennent pas à transformer leur possibilité en capacité, mais engendrant aussi de nouvelles formes de mépris social par rapport à ces individus que l’on dira « peu courageux ».
Cette présupposition de la capacité ancrée dans la possibilité formelle individuelle interroge dès lors selon nous de manière radicale la conception commune et habituelle du courage qui se décline toujours sur un mode individuel. Dans un tel contexte, où l’injonction au courage revient – en force ou en filigranes –, il nous semble utile, voire urgent, de réinterroger plus spécifiquement ce que seraient les conditions sociales et politiques – et donc collectives – d’une capacitation au courage. Dans quelles conditions un individu peut-il se disposer au courage ? Avec Dewey, nous tenterons de mieux cerner quels types d’expériences collectives peuvent générer une telle capacitation des individus, que nous entendons, plus spécifiquement dans le cadre du projet deweyen, comme la prise de confiance dans son pouvoir de prendre la parole et d’agir, de changer l’ordre des choses, de passer de l’émotion à l’action ; en somme, une confiance qui renforce la croyance dans le fait que le jeu social mérite d’être investi et joué.
La veine sociale du pragmatisme deweyen a à cœur de comprendre les phénomènes de régulation que les acteurs se donnent à eux-mêmes. Mais qu’est ce qui, d’une souffrance sociale, permet le passage à l’action ? Qu’est-ce qui ouvre les acteurs à la créativité sociale plutôt qu’au conformisme ? Autrement dit encore, comment penser le moment de reprise de l’affect qui l’ouvre à la conscientisation et à l’impulsion ? Comment penser ce moment inaugural menant à l’engagement dans un processus d’action qui se veut transformateur des conditions aliénantes ?
L’hypothèse que nous testerons ici est celle selon laquelle la notion de courage, telle qu’elle se donne à lire à travers le vœu pragmatiste, joue un certain rôle pour interroger le moment de l’épreuve sociale dans son lien intrinsèque à l’opération générative qui s’y possibilise. Selon nous, le courage peut être interrogé comme un outil de « médiation » qui ouvre l’épreuve sociale affectante à elle-même, c'est-à-dire au pouvoir de transformation engendré par cette épreuve même.
Le courage d’une pensée utile à l’action
Comme nous l’indiquions, Dewey a abordé la question du courage dans une série de conférences données à l’Université de Chicago en 1898. Ces quelques pages, que nous liront en écho avec « L’intérêt et l’effort dans leurs rapports avec l’éducation de la volonté »11, texte datant de la même époque, offrent de bonnes clés de lecture pour interroger de manière plus générale le projet pragmatiste quant à ce qu’il entend par processus moral et « vertus » (dont le courage), et quant à leur fonctionnalité, tant individuelle que collective, dans l’espace de la vie sociale.
Dans ces conférences, Dewey développe une série de réflexions et d’études éthiques qui se veulent en rupture avec la tradition, au sens où il s’agit d’éviter toute tentative de formulation de principes généraux. Et ce, afin de concentrer la tâche de la pensée morale sur la recherche de méthodes qui permettraient de faire face aux changements, c'est-à-dire de trouver des moyens pour se confronter réellement et résoudre concrètement les nouveaux problèmes moraux, ceux qui naissent et se posent à l’entour des développements technoscientifiques, économiques et communicationnels que vit la société de l’époque12. C’est d’ailleurs un des enjeux majeurs de l’œuvre de Dewey, tant dans ses œuvres de philosophie sociale et politique13 que dans une partie de son œuvre pédagogique14, que de réfléchir aux manières d’investir les périodes de transition pour remettre en chantier une organisation sociale capable de faire face à ses nouveaux défis par la participation et l’émancipation de l’ensemble des citoyens.
Ce projet a des incidences profondes sur la conception même de la tâche philosophique qui, selon l’auteur, demande à celui qui s’y engage un certain courage15. D’une certaine façon, en lisant Dewey – mais aussi Arendt ou Foucault par exemple –, on pourrait même développer la thèse selon laquelle la problématique du courage pose à la philosophie la question de sa tâche propre. Dewey conçoit en effet son rôle de philosophe et d’intellectuel comme étant de participer à cet effort collectif en faveur d’une organisation sociale réflexive et critique, et ce, en déployant le courage d’une pensée qui doit nouer avec son temps. La question du courage, dans son exigence de liberté, serait donc une des clés du questionnement du philosophe sur l’actualité et de sa résolution à penser en étant pleinement présent aux événements.
Pour l’auteur, l’intellectuel manifeste ce courage lorsqu’il ose faire l’épreuve du social, c'est-à-dire lorsqu’il quitte l’espace théorique de la sagesse, de la contemplation et de la conservation, pour se confronter aux difficultés concrètes et aux possibilités réelles de transformation. C’est dans cette capacité de lire dans l’épreuve du social « les tendances actives de notre temps »16, d’y déceler du « possible » plutôt que du danger, que Dewey situe le rôle du philosophe. Il met ainsi en jeu le sens même de la philosophie. Des questions telles que « qu’est-ce que la philosophie ? », ou encore « qu’est-ce que la politique ? » changent de sens dans la pensée pragmatiste. Dans l’injonction selon laquelle il faut du courage à la pensée pour se laisser déstabiliser et déplacer par la confrontation au réel, il y a aussi un procès d’une certaine forme de pensée philosophique, d’une certaine pratique de la pensée que Dewey rabat sur la distance théorique, l’isolement du philosophe ou encore sur la consolation que procure cet espace à distance du réel. Pour lui, la philosophie n’a pas à se consoler, mais doit répondre à l’injonction répétée de se remettre en mouvement, au travail17.
« Lorsque nous défendons la philosophie traditionnelle de l’intellectualisme, nous croyons défendre la cause de la réflexion impartiale, définitive et désintéressée. En fait, la doctrine de l’intellectualisme historique, du savant spectateur, a été inventée par des hommes pleins d’aspirations intellectuelles pour se consoler de l’impuissance sociale et matérielle de la pensée qu’ils servaient. Le contexte et le manque de courage les empêchaient de faire en sorte que leur savoir pèse sur le cours des événements et ils se sont trouvés comme alibi cette idée que la connaissance est une chose bien trop sublime pour être souillée par quelque contact avec ce qui participe du changement et de la pratique »18.
Ce n’est que dans l’épreuve et dans le trouble que cette épreuve suscite que l’on trouve le courage d’une pensée utile à l’action, l’intelligence d’agir, celle qui nous dicte « d’aller là où les changements sociaux et scientifiques nous commandent d’aller »19. La finalité de la philosophie est de participer au processus de transformation de l’expérience en vue de son amélioration20. Et le point de vue du philosophe sera dès lors non celui du kosmotheoros ou d’un expert, mais bien celui d’un acteur partant de l’expérience-même, dans un rapport immanent au monde et aux transformations sociales.
Dans cette ligne, le philosophe doit pouvoir proposer des outils de réflexion et d’action qui permettront de mieux cerner les difficultés liées aux transformations sociales, de chercher à en appréhender les causes et de travailler à l’élaboration de projets de réponses à apporter aux nouvelles vulnérabilités qui les accompagnent.
La théorie morale ne sera dès lors concernée que par des pratiques réelles et non par des principes. Déterminer des « biens » moraux, des finalités, des vertus n’a de sens que quand quelque chose doit être fait, c'est-à-dire toujours dans un certain contexte :
« La morale n’est pas un catalogue d’actes ou un ensemble de règles à appliquer comme une ordonnance ou une recette de cuisine. L’éthique a besoin de méthodes spécifiques d’enquête et de bricolage : des méthodes d’enquête pour repérer les difficultés et les maux à résoudre, des méthodes de bricolage afin d’élaborer des plans à utiliser comme hypothèses de travail pour résoudre les problèmes repérés »21.
Le terme de « bricolage » renvoie bien à la tâche d’une intelligence expérimentale qui se frotte au réel, qui y cherche des hypothèses et qui s’investit à mettre en place des dispositifs visant la découverte à partir de ce que l’on a, avec ce que l’on a, sans pouvoir définir d’avance un résultat certain à ce processus de recherche. On doit pouvoir penser dans et avec le social.
De l’impulsion à l’action
C’est dans le cadre d’un tel projet que nous pouvons relire les conférences sur l’éthique de 1898. Ces leçons s’intitulent Lectures on Psychological and Political Ethics. Si Dewey y consacre une large part au versant « psychologique », c’est, selon nous, surtout dans l’objectif d’observer, par l’analyse de pratiques réelles, les caractéristiques du comportement humain ; et ce, afin de produire de l’information qui pourra se révéler utile à la résolution de problèmes moraux réels. Il ne s’agit donc pas prioritairement de produire une théorie morale qui serait centrée sur l’individu en tant que tel. Bien souvent, en effet, lorsque l’on parle de morale, on se tourne vers l’individu, on invite à l’introspection, à la recherche de vices et de vertus et on néglige l’environnement, c'est-à-dire les conditions sociales, économiques, politiques. Or, le soi, pour Dewey, loin de se déployer comme un être qui serait doté d’un certain nombre de capacités fixées une fois pour toutes, de vertus anthropologiquement ancrées par exemple, ne peut être envisagé que comme un processus, actif, en lien avec un environnement, et qui ne cesse de se réaliser à travers l’expérience, dans une dynamique active avec cet environnement22. Si, physiquement, on peut identifier un soi aux contours stables, il faut bien entendre que, pour l’auteur, l’individu-abstraction, isolé, n’existe pas. Le soi n’est que le fruit d’un processus qui se réalise en contexte, avec d’autres, processus auquel il participe et dont tout à la fois il se reçoit23. Le développement de sa personnalité, de ses dispositions et capacités, la possibilité pour lui de les déployer, bref son autoréalisation, sont directement associées aux interactions qui en font un être social. Ses capacités dépendent du contexte social dans lequel il se meut, c'est-à-dire des conditions mais aussi des institutions et autres dispositifs qui font la vie collective. Dès lors, « lorsque l’état du soi est perçu comme processus actif, les modifications sociales sont […] perçues comme le seul moyen de parvenir à des modifications de la personnalité. Les institutions sont envisagées dans leurs effets éducatifs en référence au type d’individus qu’elles engendrent. Du coup, s’intéresser à l’amélioration morale de l’individu et s’intéresser à la réforme des conditions économiques et politiques ne font qu’un, et l’interrogation sur le sens du dispositif social prend toute sa signification »24. D’où ce titre que nous trouvons assez éloquent : Psychological and Politicals Ethics.
C’est précisément dans la partie consacrée à la « Psychological Ethics », dans un chapitre consacré aux vertus, à leur nature et à leur classification que Dewey aborde la question du courage. Cette partie dans l’ensemble des conférences vise entre autres à mettre en lumière la dynamique du processus moral depuis ce qu’il se passe dans le soi25. D’un point de vue individuel, les vertus – dont le courage – doivent être comprises en référence à ce processus moral dynamique d’évaluation réflexive continuelle de l’agent dans le processus d’action. Ce processus moral est conçu, du point de vue du soi, comme un processus de réflexivité par lequel il vient à la conscience de lui-même depuis son acte-même, depuis son impulsion à agir. Les vertus sont alors comprises comme différentes attitudes possibles que l’agent assume en lien avec cette expression active du soi dans le processus d’engagement dans l’action en situation. Pour Dewey, le processus moral de réflexivité met en jeu quatre types de vertus, dont celle de courage qu’il lie intrinsèquement à la vertu de tempérance.
Attachons-nous d’abord quelque peu à décrire ce processus moral comme processus de réflexion et de médiation, pour ensuite mieux cerner comment le courage trouve à s’y inscrire.
Face à une situation problématique, une difficulté, un conflit de valeurs, de la nouveauté…– bref toutes choses susceptibles de bousculer les habitudes d’action acquises –, l’individu vit ce que Dewey nomme en certains endroits une « émotion », en d’autres un « appétit », en d’autres encore un « sentiment aveugle », qui agissent comme le réveil d’une « impulsion »26. Si et tant que cette impulsion n’est que ressentie, celle-ci peut se limiter à n’être que la libération d’une dose d’énergie non canalisée. Ce n’est que lorsque le processus moral de réflexivité se met en branle, processus par lequel le soi vient à la conscience de lui-même, que, partant de cette impulsion même, le soi vise en quelque sorte à la déplier et à mettre en lumière la teneur de cette tendance impulsive, c'est-à-dire à reconnaître ce qu’elle signifie, quel est son sens pour lui, sujet de l’expérience ou de l’épreuve. Selon Dewey, l’impulsion doit être rationalisée ; ce faisant, l’agent va prendre conscience du but interne à l’impulsion, c'est-à-dire de ce que l’on pourra nommer son idéal. Pour que le soi puisse « s’exprimer », c'est-à-dire s’auto-réaliser dans son environnement social actuel, il faut que l’impulsion de départ qui le mobilise puisse être médiatisée par la conscience de l’idéal qui s’y révèle, et que, de plus, y naisse la conscience de l’intérêt profond que cet idéal a pour lui (en lien avec sa possible autoréalisation), c'est-à-dire aussi de sa force émotionnelle ; il faut encore qu’il prenne conscience des possibles et moyens dont il dispose dans l’expérience pour parvenir à tenir et réaliser cet idéal.
Quand on parle d’idéal, il faut donc bien comprendre que, pour Dewey, il ne s’agit nullement d’une option, d’un but ou d’une finalité qui apparaîtrait comme externe ou qu’il s’agirait de poser de manière extrinsèque et de rejoindre. Toute l’originalité du propos pragmatiste est tout au contraire de faire de l’idéal une « projection » de nos pouvoirs d’action. « Si l’idéal avait une genèse indépendante des pouvoirs actifs, écrit Dewey, il est impossible de concevoir comment il pourrait provoquer une action »27. L’idéal ne trouve sa genèse que dans l’impulsion, qui se vit comme puissances encore latentes du soi. Cependant, cet idéal doit venir à la conscience et cela se fait dans le processus de l’impulsion s’auto-interprétant, de l’impulsion prenant conscience d’elle-même. Dewey écrit ceci : « D’abord, quant à son origine, l’idéal est normalement une projection de nos pouvoirs d’action. Il ne se forme pas dans le vide et n’est pas introduit du dehors dans le moi. Il n’est rien d’autre que nos pouvoirs actifs cherchant à prendre conscience d’eux-mêmes et à comprendre quel est leur rôle permanent et leur signification finale dans l’ensemble de la vie psychique (et non pas simplement comme faits isolés et momentanés). En un mot, l’idéal est l’impulsion consciente d’elle-même ; c’est l’impulsion s’interprétant, s’évaluant d’après les possibilités qu’elle renferme »28.
Une fois l’impulsion médiatisée par l’idéal, le soi se trouve mis en tension. Cette tension le pousse à chercher à « s’exprimer », c'est-à-dire à porter l’idéal en dépit des obstacles et difficultés, et à transformer les conditions présentes en instruments soutenant sa réalisation.
Le courage, tel que l’analyse Dewey, est impliqué dans cette dynamique du soi venant à la conscience de lui-même à même l’impulsion. Il agit comme une attitude mentale qui permet de progresser coûte que coûte vers l’expression de l’impulsion, et ce, même à travers les difficultés. Sous la notion de courage, Dewey inscrit d’ailleurs toute une série de dispositions telles que la ténacité, la persévérance, la patience, l’endurance, le calme, l’attachement, etc.
Dewey déplie le courage comme « self-assertion » selon trois caractéristiques :
Premièrement, l’attitude portée par le courage représente une tendance à l’initiation, au geste inaugural. Il s’agit bien de partir de l’impulsion comme ce moment de fracture et de rupture avec les habitudes établies et consenties. L’impulsion, quand elle est reconnue comme telle, dans ce geste d’initiation, exprime ainsi un « pouvoir autochtone »29 qui n’a pas encore reçu l’assentiment d’autrui, un pouvoir qui se risque à introduire de la variabilité dans l’ordre existant30, qui se risque aussi courageusement à s’affirmer, face au découragement passif du conservatisme par exemple.
Deuxièmement, l’attitude de self-assertion comme engagement à maintenir, à tenir et à exprimer ce moment inaugural met en lumière une dimension liée à la confiance en ce geste, une confiance en soi comme une sorte de foi (Dewey utilise le terme « faith ») dans le rôle que je peux jouer pour introduire cette variation et transformer l’ordre des choses, comme agent d’une possible transformation sociale.
Cette impulsion qui me mobilise et que j’entends exprimer avec sincérité n’est pas une simple lubie personnelle, elle entend bien exprimer ce soi-processus dans son engagement à son environnement social – environnement déjà porteur de forces qui s’y révèlent. Cette impulsion cherche à s’exprimer comme soi actif et agissant, et non comme soi isolé sans impact sur le monde ou simple porteur d’excentricités. Il s’agit d’une confiance qui engage le soi à se mettre complètement en jeu dans la conscience qu’il a de participer à une expérience commune et à la transformabilité de cette expérience, et ce, même si bouleverser l’ordre établi, créer la rupture, poser un geste inaugural n’est pas facile. Il se peut en effet que le soi doive se mettre en jeu face à des moralités reconnues, établies, respectées, et cela n’est pas tâche aisée : « The chief obstacle of reforme is that the reformer has to set up a new standard of good which involves the condemnation of that which is regarded as righteous »31. Il doit ainsi parfois s’affirmer avec confiance dans des contextes hostiles au changement.
Á partir de là, il nous semble que cette dimension de confiance interne au courage amène à porter aussi le questionnement sur une dimension de confiance sociale qui lui serait corrélée. L’individu ne peut s’investir en totale confiance dans l’expression individuelle d’un idéal qui se dirait « seul contre tous », mais, comme le suggère Dewey, il peut trouver à s’engager en se faisant la voix de forces de changement encore latentes dans le champ social. Sa confiance serait dès lors liée d’abord à l’intuition (et ensuite à la recherche expérimentale) que cet idéal qui émane de son impulsion, qui recèle la force concrète de l’émotion, répond aussi à quelque chose qui est de l’ordre d’une réelle possibilité sociale, d’une tendance qui pourrait être partagée, et qui vaut la peine de l’engagement. Par là, le soi contribue à faire « advenir la foi dans les tendances actives de notre temps, là où n’étaient que craintes et rejets »32. Par ailleurs, dans nombre d’autres textes, Dewey montre bien que le processus de conscientisation du soi relève d’une dynamique profondément intersubjective et révèle une dimension sociale, au sens où il se construit, non pas individuellement dans un face-à-face avec lui-même et avec ses impulsions, mais par la stimulation des autres et au sein d’un environnement qui joue comme forme de vie communautaire : « sans la communication de l’expérience à l’autre, [l’individu] demeure muet, livré aux sens, animal. Ce n’est qu’en association avec autrui qu’il devient un centre conscient d’expérience »33.
Un troisième moment vient enfin déplier la vertu du courage comme « self-assertion ». C’est le moment de l’effort pratique impliqué par cet idéal qui, soulignons-le encore une fois, émane non pas d’une imposition extrinsèque mais d’une impulsion concrète34. Il ne s’agit en effet pas de se borner à un consentement nominal à cet idéal (« j’y crois »), mais bien d’affirmer cet idéal en l’imprimant dans l’action. Dewey parle à ce moment du courage comme d’une « executive force »35. Celle-ci manifeste la signifiance de la sincérité dans le concret de la vie.
Pour synthétiser, l’analyse que Dewey propose du courage dans ce texte met donc en évidence le lien intrinsèque du courage à l’émotion, celle-ci étant motrice d’une impulsion qui s’exprime tant dans l’inauguration d’une possible rupture que dans la projection d’un idéal à partir des puissances latentes d’action qu’elle fait vivre au sujet en lien avec la situation. Il s’agit donc d’une forme de courage profondément ancrée dans le contexte, possibilisée par la rencontre avec celui-ci et ne se déployant qu’en lien avec lui. Ce déploiement dote aussi le courage d’une seconde caractéristique fondamentale : il s’ouvre sur une forme engagement dans l’action.
Courage et intelligence expérimentale
À la suite de ces analyses, il nous semble alors intéressant de revenir à notre hypothèse de départ, selon laquelle il doit être possible d’interroger de manière plus générale cette disposition au courage en lien le vœu pragmatiste d’une capacité d’engagement dans la vie sociale.
Comme nous l’avons vu, pour le pragmatisme deweyen, la philosophie, loin d’être une science première, manifeste son sens dans la tâche dont elle est porteuse, tâche qui se veut utile et féconde et qui demande le courage de quitter l’abri de sa tour d’ivoire pour se frotter au réel, s’inscrire dans la dynamique sociale, en faire l’épreuve et, ainsi, tenter d’apporter sa contribution face aux difficultés de nature morale ou sociale. On sait l’importance que revêt pour l’auteur de bricoler ces « outils » qui devraient permettre de soutenir et d’accroître une intelligence expérimentale qui se déploierait pour les affaires humaines et les phénomènes sociaux, et non plus seulement dans le cadre restreint des sciences de la nature. Si l’on veut tirer de leur immobilisme les croyances et habitudes d’action, il est nécessaire d’appliquer aux problématiques émergeant dans le champ social des méthodes d’investigation expérimentales proches de celles qui opèrent dans les sciences et qui impliquent une logique d’enquête36 visant à engager les participants dans une recherche collaborative et coopérative afin de chercher les enjeux collectifs d’une situation et ce qu’elle requiert selon cette logique expérimentale. Il ne s’agit donc pas d’y chercher seulement des moyens qui permettraient de réaliser des objectifs et finalités qui auraient été définis par ailleurs, fixés de manière indépendante et a priori, choisis par quelques-uns, mais bien de porter attention, dans la situation elle-même, aux éléments utiles pour la définir37 dans sa problématicité, mais aussi aux ferments de solution qu’elle contiendrait et qui permettraient de surmonter les blocages pour ouvrir sur un continuum d’expériences nouvelles et enrichissantes, c'est-à-dire ouvrir la voie à de nouvelles situations préférables à celle qui faisait conflit38. De cette visée comme advenir, de ce processus perpétuel d’amélioration, nous pouvons caractériser l’enquête sociale comme un processus d’expérimentation mais aussi de créativité : « l’enquête, écrit à ce propos Joëlle Zask, relève plus d’une logique de création que d’une logique de découverte. Ses objets sont le changement qu’elle provoque »39.
Ainsi, l’intelligence expérimentale, sur laquelle insiste tant Dewey dans l’ensemble de son œuvre, se traduit par le déploiement d’une connaissance qui ne cherche pas tant à contempler et objectiver le réel dans une face-à-face distant qu’à se développer de manière active et opératoire en faisant de la situation non plus un objet à analyser mais une expérience à éprouver et à travers laquelle se projeter et se réaliser, avec ceux qui la vivent en commun. C’est à partir d’une observation active des événements concrets, dans ce qu’ils portent d’injonctions et de possibles, que pourront s’élaborer des propositions de rectifications de dysfonctionnements spécifiques, et que pourra être trouvé le « bien » ou le « mieux » interne à cette situation. L’amélioration d’une situation est à découvrir dans sa particularité. Pour le projet pragmatiste, chaque situation est porteuse de sa propre finalité.
Cet aspect de créativité lié à la connaissance opératoire et au processus d’enquête nous semble devoir être souligné. Il permettrait de caractériser la spécificité de l’intelligence expérimentale comme non seulement une capacité à apprendre de la situation mais aussi d’apprendre à apprendre, au sens où, face à une déstabilisation, nous ne sommes pas seulement en mesure d’essayer de faire mieux avec ce que nous avons, d’essayer d’ajuster nos anciennes habitudes, mais nous nous révélons capables, dans le processus de l’enquête conjointe, de modifier nos habitudes, d’en produire de nouvelles, c'est-à-dire d’introduire de la variabilité. Dans la dynamique que demande cette approche expérimentale du réel, les acteurs se rendent aussi capables de se transformer et de se négocier eux-mêmes. Cette forme d’intelligence doit donc nous permettre de transformer nos clés pour aborder l’expérience, de varier nos dispositions et habitudes pour être en mesure de rencontrer ce que les conditions présentes portent comme tensions, conflits et aussi comme ressources.
Si nous insistons ici sur cette problématique de l’intelligence expérimentale, ce n’est pas seulement parce qu’il s’agit d’un axe important de la pensée deweyenne, mais c’est aussi parce que sa description fait, selon nous, largement écho aux réflexions sur le courage développées par Dewey dans les conférences de Chicago. Ainsi, on pourrait formuler l’hypothèse selon laquelle le courage serait une des dispositions immanentes au déploiement de cette forme d’intelligence coopérative, voire une condition de sa mise en oeuvre, qui nécessite aussi d’autres attitudes telles que sensibilité, curiosité active, empathie, sincérité, responsivité, ouverture d’esprit (au sens de pouvoir se laisser affecter par le nouveau et réviser ses croyances), persistance, endurance40. On pourrait dire que le courage est une des dispositions qui participent à cet engagement confiant dans l’expérience et à la croyance en son amélioration. En effet, cette forme expérimentale de relation au réel qui se déploie depuis l’épreuve-même de la situation implique des capacités directement liées à celles auxquelles Dewey faisait référence dans son étude du courage comme self-assertion : capacité à se laisser affecter, à déceler des possibles, capacité à pouvoir collectivement dégager un idéal porteur de choix et de décision, de maintenir cet idéal face aux difficultés et capacité à la confiance en son pouvoir d’action et de transformation de l’ordre des choses.
Les conditions sociales du courage
En régime démocratique, toute personne doit pouvoir être reconnue comme un acteur responsable du processus de définition des idéaux à atteindre au sein des groupes sociaux auxquels il appartient. La tâche de déployer une intelligence expérimentale des situations auxquelles nous sommes confrontés n’est évidemment pas réservée à la philosophie ou à quelques experts ou élus. Un des enjeux majeurs de la pensée de Dewey est donc de réfléchir aux conditions qui favoriseraient l’acquisition d’une telle exigence afin qu’elle devienne accessible à tous. Le courage et la confiance ne sont pas toujours déjà donnés. Il s’agit dès lors de réfléchir aux dispositifs qui doivent permettre à un maximum d’individus d’acquérir de telles dispositions face à la vie et qui pourront, à partir de là, s’investir dans de tels processus d’enquête conjointe et de co-construction des enjeux qui les concernent. Questionner le courage, c’est donc aussi s’interroger sur les conditions sociales qui permettraient aux individus de se doter d’une telle confiance et de telles dispositions à l’intelligence expérimentale, collaborative ; conditions sociales qui renforceraient dès lors leurs capacités à la participation. La vie sociale et les institutions et dispositifs par lesquels elle s’organise doivent alors viser la formation d’individus capables d’accroître leur pouvoir de réflexion et d’action. Il faudra donc porter attention et privilégier les institutions sociales qui soutiennent cette dynamique de manière épanouissante et enrichissante, et continuellement se demander quels effets aura tel ou tel dispositif sur les dispositions de ceux qui en sont les acteurs : « [Le dispositif] est-il favorable à l’épanouissement de quelques-uns au détriment des autres ou bien de façon homogène et équitable ? »41. Qu’est-ce qui est fait pour libérer les potentiels chez les individus ? Quelles sortes d’individus sont « créés » par les dispositifs ?
Dans cette optique, Dewey développera, on le sait, une large réflexion sur les dispositifs éducatifs, dont les lignes de force sont à la fois une pédagogie de l’activité et de l’expérience (plutôt que de la connaissance), pédagogie centrée sur les intérêts des enfants mis en contexte d’expérimentation de la socialisation42 et une réflexion sur une réelle égalité des chances43. Il est important de prendre conscience de l’enjeu social de l’école, de « l’efficacité potentielle de l’éducation comme instrument constructif de l’amélioration de la société », au sens où elle « représente non seulement un développement des enfants et de la jeunesse mais aussi celui de la société future dont ils seront les éléments constitutifs »44.
Affectivité et engagement social : ce qui se joue dans la construction du « public »
Nous aimerions maintenant aborder une autre piste de réflexion qui permet, selon nous, de questionner les conditions du courage compris en lien avec la capacité réelle des acteurs à se réapproprier les enjeux qui les concernent, c'est-à-dire avec la possibilité effective de participer à la donne sociale, en travaillant avec d’autres au repérage des nouvelles questions sociales, à la construction de leur identification comme enjeux communs, à la définition de finalités à partir de ces contextes, et à la mise en œuvre de ces finalités par la recherche de solutions. Cette piste réside dans l’analyse que Dewey propose du « public » principalement dans son ouvrage de 1927, The Public and its problems.
Plutôt que de développer ici de manière approfondie toute la teneur théorique de cette thématique45, il nous semble plus opportun d’en faire un écho plus concret en portant attention à des formes de vie associatives qui nourrissent l’espace collectif contemporain et qui figurent bien ce qu’il y a lieu de comprendre par « public » au sens pragmatiste deweyen. A côté des formes associatives et de participation qui se vivent dans la société civile organisée, on assiste à d’autres modalités d’émergence collective d’une position « politique » face à des questions très diverses qui touchent le quotidien : logement, environnement, cohabitation des cultures, égalité des sexes, revenus, migrations, etc. Ainsi, l’espace public de nos sociétés contemporaines voit s’installer un nouvel équilibre entre, d’une part, la logique traditionnelle des grands acteurs collectifs articulant négociation des intérêts et revendication de protections collectives, et, d’autre part, une logique que nous dirons beaucoup plus expérimentale, révélée par de multiples initiatives émergeant du « terrain ». Cette dynamique faite d’expérimentations se caractérise par sa multiplicité, sa localité ; elle est dotée d’une dimension profondément situationnelle, contextuelle. Loin de vouloir rejoindre de grands modèles, d’implémenter des programmes, il s’agit ici d’accueillir ce qui survient et de se rendre compte que collectivement nous habitons une situation qui nous questionne et qui, au-delà de ce sentiment personnel et interpersonnel, interroge aussi le collectif comme vivre-ensemble, et nous requière à l’action46. Face à des vulnérabilités qui nous concernent et qui, affectivement, nous touchent, nous troublent, nous bousculent, face à des problématiques que nous côtoyons, dont nous sommes les « riverains », nous sommes capables de nous impliquer. A partir du malaise ressenti, du trouble, de la colère parfois, il s’agit de mettre un collectif au travail : formuler des questions, identifier et catégoriser des problèmes, travailler collectivement à l’énonciation de possibles réponses, etc. Nous faisons ici référence à des collectifs tels que comités de soutien aux sans-papiers, comités contre la « chasse aux chômeurs », occupants de squats, Clea, mais aussi associations de riverains inquiets par l’installation d’une décharge, groupes d’entraide autour d’une maladie orpheline,… Le champ est vaste. Ces initiatives nous invitent à penser le changement depuis là où nous sommes, comme une réappropriation collective de ce sur quoi on peut encore avoir prise aujourd’hui. Elles sont porteuses de pratiques infiniment diverses tant dans leur mode d’organisation que d’action47. Ainsi, face à telle ou telle situation d’injustice, de souffrance, des personnes se sentent directement impliquées, d’abord comme « je » et puis comme « nous », un nous qui n’est pas donné d’avance, mais qui se construit à partir de leurs interactions.
La question du public est, selon Dewey, une question cruciale pour nos régimes démocratiques. Selon nous, il s’agit aussi d’une expérience essentielle pour questionner le courage, et ce, à un double titre. D’une part, le type d’expérimentation qui anime la construction d’un public peut être lue comme la manifestation d’un courage qui se dit en lien avec l’émotion et avec le passage de celle-ci à l’engagement. Qu’est-ce qui, d’un trouble ou d’une souffrance sociale, permet le passage à l’action ? Qu’est-ce qui, depuis l’ordre du ressenti et du subi, face à une situation vécue comme conflictuelle ou problématique, permet de passer de cet affect à un moment de reprise de cet affect et d’impulsion ? D’autre part, cette expérimentation de la communauté d’action que constitue le public est aussi le lieu d’expérimentation d’une transformation possible des identités par la participation au groupe. Par cette dynamique d’expérimentation au sein d’un groupe d’action, l’acteur ne fait pas seulement l’acquisition de nouvelles compétences, mais aussi d’une confiance liée à des mécanismes de reconnaissance. En effet, si le public n’existe pas hors sa construction, les individus n’existent pas non plus comme des parties déjà préexistantes au public, mais se construisent, se transforment et se capacitent dans ce processus-même. Ce que l’expérimentation propre au public nous apprend, c’est aussi ce que c’est que « faire groupe », se construire et se positionner comme « groupe » dans la société et se doter d’une parole collective. Et il ne faudrait pas minimiser l’apport de ce type de « laboratoires sociaux » et d’expérience de la participation au sein de la vie d’un groupe, pour les individus. On l’a vu, les dispositifs sociaux de responsabilisation individuelle de nos sociétés ne cessent de s’adresser aux individus, de renvoyer aux individus, de les enjoindre à l’acte comme individus, présupposant ainsi tant leur capacité d’autonomie qu’une possibilité également distribuée à chacun d’être responsable et courageux. Les réflexions pragmatistes sur la communauté d’action que constitue le public invitent à comprendre que ce n’est que par la façon dont un individu se représente et se sent reconnu comme partie prenante d’un groupe, d’un « nous », qu’il peut s’auto-réaliser comme personne, comme citoyen, comme acteur dans une société. Dans cette expérience de participation au sein de l’association, l’individu fait l’expérience de la communauté au sens démocratique que Dewey donne à cette notion capitale de sa pensée. Cette communauté lie réflexivement processus de participation au groupe et processus d’individuation et d’autoréalisation. Par sa contribution personnelle, en fonction de ses compétences et de ses intérêts propres, à la recherche d’un intérêt partagé, l’individu libère ses potentialités personnelles, tout en faisant partie d’un groupe et en poursuivant un effort collectif : « La liberté est cette libération et cet accomplissement assurés des potentialités personnelles, qui ne peuvent se produire que par une association riche et variée avec les autres »48.
Ce n’est qu’à partir d’une telle autoréalisation que le courage peut être autre chose qu’une injonction ou une possibilité formelle. Réfléchir sur les conditions sociales du courage, c’est donc aussi réfléchir sur les conditions qui permettront la libération des potentialités individuelles, l’autoréalisation de l’individu dans le groupe. La vie associative est l’un des espaces sociaux où une telle exigence peut se réaliser. Il s’agit là d’un enjeu capital pour la démocratie49 : « Pour l’individu, [la démocratie] consiste dans le fait de prendre part, de manière responsable, en fonction de ses capacités, à la formation et à la direction des activités du groupe auquel il appartient, et à participer en fonction de ses besoins aux valeurs que défend le groupe »50.
La dimension du courage, telle que nous l’avons développée à partir de Dewey, n’a plus rien à voir avec quelque forme héroïque ou exemplaire qui appartiendrait à tel ou tel individu, héros, modèle, berger ou témoin. Le courage dont il est ici question ne prend sens que dans la dynamique de développement de la personnalité au sein de son environnement communautaire, dans le partage – avec d’autres – d’un engagement confiant pour l’amélioration des conditions du vivre-ensemble. Depuis l’impulsion liée à l’affect jusqu’à l’engagement pour une transformation sociale, le courage présuppose et nourrit l’espace démocratique, un espace où, pour chacun, est ouverte la possibilité de participer à l’expérience et d’y déployer ses potentialités. Une telle forme de courage ne se déploie qu’articulée à la question de la confiance sociale et manifeste un sens résolument politique.