Le cosmopolitisme désigne un rapport politique (polis) au monde (cosmos), souvent pensé, depuis les Lumières, sur un mode juridique : l’union politique des hommes à l’échelle de la planète passe en effet par l’instauration d’un droit qui leur soit commun et qui régisse leurs relations1. Cette question est rendue plus pressante encore en raison de la mondialisation et de la crise de l’État-nation, qui remobilisent la pensée cosmopolitique : le cosmopolitisme contemporain cherche à penser philosophiquement la mondialisation à travers la question de l’organisation politique universelle2.
Cette approche du cosmopolitisme, dominante, néglige souvent l’institution judiciaire et ses mutations, liées à la mondialisation du droit. Or le droit contemporain se mondialise effectivement sans que nous ayons vraiment eu le temps de penser la forme que pourrait prendre un droit global à l’échelle de la planète. Cette question urgente gagnerait donc à être confrontée au projet cosmopolitique et à l’ambition de fonder une justice universelle au-delà du territoire défini par les frontières des États.
La mondialisation du droit brouille toutes les frontières. Elle désigne simultanément : l’ouverture du droit national aux normes et aux décisions prises à un niveau international ; les échanges juridiques (de normes et de décisions), qui ressemblent à bien des égards aux échanges commerciaux et font du « droit mondial » un vaste marché ; la délocalisation des litiges d’un for à un autre, ou d’une juridiction à d’autres dispositifs de règlement des litiges3.
Cette mondialisation est donc multiforme et plus ou moins importante selon les matières juridiques. La mondialisation du droit répond tout d’abord à un impératif fonctionnel : dans la mesure où les risques et les litiges se globalisent, le droit tente de s’adapter avec plus ou moins de bonheur pour encadrer ou réguler ces nouveaux objets juridiques à l’échelle de la planète que sont par exemple Internet ou les flux financiers.
La mondialisation du droit répond également à la volonté des États, volonté devenue impérieuse depuis 45, d’asseoir leur légitimité sur un contrôle qui leur échappe. Il s’agit non seulement de régler les différends entre États par le droit, par opposition à la guerre (droit international), mais aussi de contrôler l’action des États à l’égard de leurs citoyens (droit supranational). Consentis par les États, le développement considérable des normes internationales et supranationales, ainsi que l’augmentation croissante des requêtes devant les juridictions dépendant de ces ordres juridiques (par exemple la Cour européenne des droits de l’homme) ont aujourd’hui un impact majeur sur l’organisation du droit au sens large, comprenant à la fois son organisation institutionnelle et ses modes de légitimation.
Mais, surtout, la mondialisation du droit repose sur certaines affaires à l’origine particulières et nationales, qui sont comme « universalisées ». Cette « universalisation » peut prendre deux formes : soit ces affaires vont être exportées par les juges eux-mêmes, elles vont servir d’exemples, dans leur singularité même, à travers un dialogue entre juges ; soit elles vont être exportées d’un for à un autre parce que l’injustice vécue dans une affaire particulière devient l’injustice de tous, elle est vécue et ressentie à un autre point du globe, et c’est au nom même de cette universalité de la souffrance que l’affaire peut être portée vers une juridiction à laquelle elle ne revient pas normalement. Reprenons en détails ces deux possibilités.
Dans le cas du dialogue des juges4, les magistrats échangent des arguments, des interprétations et des solutions juridiques, d’une juridiction à l’autre, et parfois d’une nation à l’autre, d’un système international à un système national (ou inversement). Ce dialogue peut être relativement privé, notamment au sein des associations internationales de magistrats, mais il est aussi souvent rendu public quand les juges se citent entre eux dans leurs décisions. Ainsi, par exemple, dans une décision de 2003, la Cour suprême des États-Unis décide d’invalider une loi texane pénalisant les relations homosexuelles en s’appuyant sur la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme5. La Cour ne se contente pas de citer la décision d’une Cour totalement étrangère, elle le fait pour révoquer ses propres précédents en la matière6. Dans l’arrêt Fairchild de 2002, concernant la responsabilité d’une entreprise à l’égard de la contamination à l’amiante de ses employés, la Chambre des Lords britannique cite elle aussi des jurisprudences étrangères, dont celle de la Cour suprême du Canada. Dans l’arrêt Pretty7 en 2002, une affaire d’euthanasie, c’est au tour de la Cour européenne des droits de l’homme de reprendre l’argumentation des juridictions britanniques, citant elles-mêmes la Cour suprême du Canada. Enfin, dans l’arrêt Perruche8, la Cour de cassation française devait statuer sur l’action d’un enfant né handicapé suite à une erreur médicale pour obtenir réparation de son préjudice d’être né handicapé. L’avocat général et le conseiller rapporteur, d’avis différents, se sont tous deux penchés sur la jurisprudence américaine pour trouver des arguments pour conforter leur position.
On voit que ces affaires ne portent pas sur des objets juridiques internationaux, comme internet, mais sur des questions de société généralement controversées. Ces affaires soulèvent de vifs débats pour des raisons souvent morales comme dans le cas de l’homosexualité ou de l’euthanasie, mais aussi parfois parce qu’elle sont techniquement compliquées, comme le cas de l’amiante ou des responsabilités médicales, et que les solutions juridiques font défaut. Dans ce genre d’affaires très délicates, il n’existe parfois aucune règle de droit pertinente, ou s’il en existe une, elle fait l’objet d’un intense débat public. La fonction attendue de la référence aux décisions étrangères est donc multiple : on cherche aussi bien des solutions concrètes que des arguments de principe, parfois même une légitimité que le socle national n’offre pas toujours.
Saisis d'affaires nationales spécifiques mais difficiles, les tribunaux internes ont en tout cas de plus en plus tendance à se référer à des normes internationales et étrangères, subissant l'influence des autres systèmes et des autres cultures juridiques. Ce dialogue entre juges fait donc émerger un principe de comparaison : les juges qui échangent des solutions les mettent également en comparaison. Ce principe comparatif symbolise le rôle nouveau joué par les magistrats dans le droit contemporain, mais aussi l'interdépendance entre droits et systèmes judiciaires.
Il peut être rapproché du concept arendtien de pensée élargie9. La pensée élargie est une pensée qui, à partir d’une expérience singulière, adopte sur elle-même le point de vue des autres, et s’universalise ainsi10. Dans le même esprit, Ulrich Beck parle d’une « sensibilité cosmopolitique » : il s’agit d’une ouverture sur l’altérité, de telle sorte qu’on ouvre un « espace d’imagination dialogique »11, qui impose de traduire et de jeter des ponts, « par une imagination qui ne s’arrête pas aux frontières »12. La justice se cosmopolitise aujourd’hui quand elle adopte cette sensibilité pour le regard d’autrui et fait preuve ainsi de capacité réflexive : les juges qui dialoguent, par exemple, ne renoncent pas à leur système juridique particulier au nom d’un droit plus global, supposé commun. Mais ils tentent de percevoir leur propre système de façon critique, en l’examinant avec le regard d’autres juges, d’autres cultures, d’autres mentalités.
La possibilité de comparer, de mettre en balance, voire en concurrence, ne se limite pas aux juges. Les avocats ne se privent pas, dans leur stratégie ou dans leur plaidoirie, de comparer les systèmes, les cultures et les décisions judiciaires à travers le monde. La société civile elle-même, et en particulier les ONG, sont de plus en plus spécialisées dans le droit comparé. Enfin, les entreprises se localisent et se déplacent au gré d’un certain forum shopping, qui consiste à choisir un lieu d’implantation ou d’expansion en fonction non seulement du droit en vigueur (par exemple le droit du travail) mais aussi en raison de la sécurité juridique garantie par les juridictions locales (les échanges commerciaux et la propriété, notamment, doivent être protégés pour sécuriser les investissements).
C’est la raison pour laquelle la « délocalisation judiciaire »13 constitue le deuxième grand mouvement qui favorise l’universalisation de certaines affaires singulières. Dans ce cas de déplacement d’une affaire depuis une juridiction vers une autre, au nom de l’universalité de la souffrance, de l’injustice, de l’infraction, les avocats et les parties jouent un rôle central. Ces cas mettent en scène des personnes ou des groupes qui ne parviennent pas à obtenir justice devant les juridictions auxquelles reviennent naturellement leur affaire et qui, pour cette raison, tente de l’exporter vers un autre for. Il ne s’agit plus de se soustraire à un régime juridique trop contraignant, mais au contraire de chercher le for le plus armé juridiquement pour entendre la cause. Les acteurs auront donc une attitude stratégique : c’est leur chance de gagner et la probabilité que la décision soit suivie d’effets qui seront déterminantes. Ainsi prendront-ils en considération les systèmes juridiques qui sont d’application, mais aussi la réputation et le prestige des juridictions, ainsi que l’impact symbolique de leurs décisions. Cette stratégie court-circuite généralement la procédure judiciaire nationale. Elle est particulièrement efficace dans les cas de violations des droits de l’homme commises sur le territoire d’un État qui ne garantit pas de protection effective de ces droits, ou quand il ne souhaite pas voir l’affaire portée en justice14. Cette stratégie des acteurs permet aux autorités judiciaires de s’émanciper de la pyramide des normes, en particulier de la hiérarchie des pouvoirs en vigueur dans leur État.
Le symbole de cette universalisation des droits fondamentaux est bien sûr la très controversée « compétence universelle »15 qui, en principe, qualifie les tribunaux nationaux pour poursuivre les auteurs de crimes contre l’humanité et de génocide, quelle que soit l’origine des plaignants et des inculpés, et quel que soit le territoire sur lequel les crimes ont été commis. On connaît la loi belge et ses déboires16. Le cas espagnol est peut-être plus intéressant encore : à partir de l’affaire Pinochet17, l’Espagne a en effet développé, par la voix de ses juges, une forme de politique de la compétence universelle. Déjà avancé par le juge Baltasar Garzon18 dans son acte d’accusation à l’égard de Pinochet, le Tribunal Constitutionel espagnol, en 2005, en réponse à une plainte pour génocide sous les régimes militaires au Guatemala (1978 – 1986), a réaffirmé le principe de compétence universelle19 en référence à l’article 23.4 de la Loi Organique du Pouvoir Judiciaire espagnol20, mais aussi en vertu des Conventions de Genève de 194921, qui prévoient la compétence universelle pour les crimes les plus graves et qui, dans le système espagnol, n’ont pas besoin d’être incorporées dans le droit national pour faire office de loi.
Outre les cas de compétence universelle proprement dite, qui concernent le droit pénal et une faible proportion d’États, on voit de plus en plus les tribunaux nationaux s’ouvrir à la fois aux souffrances venues d’ailleurs et aux solutions juridiques trouvées à l’étranger, en particulier en matière civile sous les traits de la réparation22. Dans l’affaire Total-Unocal, par exemple, des victimes de la junte militaire birmane, contraintes au travail forcé au bénéfice de l’entreprise pétrolière, ont saisi successivement un tribunal californien au civil, et des juridictions françaises et belges au pénal. La plupart de ces actions se sont soldées par des transactions au profit des victimes.
L’affaire de l’indemnisation des Juifs spoliés durant la seconde guerre mondiale par les entreprises françaises offre également un témoignage éloquent de cette « universalisation » de la justice. La dimension globale a été primordiale dans cette affaire. L’action des Juifs français, anciens déportés ou descendants des déportés, ne donnait rien en France, si bien que les associations se sont tournées vers les États-Unis, qui n’avaient a priori rien à voir avec le litige. Les associations se sont tournées vers les États-Unis au nom d’une loi américaine très ancienne, l’Alien Tort Claims Act23. Cette loi de 1789 autorise des non-ressortissants à porter leur affaire devant des cours fédérales pour des crimes commis en violation « du droit des nations » (cette loi visait en fait à l’époque la piraterie en mer). Sur la base de cette loi, des actions en responsabilité civile qui n’avaient aucun rapport avec les État-Unis ont été intentées devant des juridictions américaines. Et elles ont été couronnées de succès24 : dès lors qu’un juge de Brooklyn a accepté de se déclarer compétent, les banques françaises ont craint de devoir payer de gros dommages et intérêts, et ont alerté le gouvernement, qui est entré en négociation avec son homologue américain afin de trouver une solution. C’est alors que l’État français a, en 1999, décidé de créer le fonds d’indemnisation des victimes de spoliation·. Les associations de victimes sont ainsi parvenues à faire pression sur l’État, qui a trouvé une solution politique et financière jusque-là inespérée. C’est la menace d’une décision judiciaire à l’étranger qui a contraint les autorités de l’État français à prendre en charge une responsabilité politique. On ne peut donc nier que les juges américains, dans ce cas, ont joué un rôle déterminant en acceptant de considérer la plainte, et qu’ils avaient également le pouvoir de jouer ce rôle.
Ces affaires ébranlent les fondements modernes de la pensée juridique et les représentations de la justice qui en découlent : l'État n'est plus perçu comme le détenteur souverain du droit, le juge n'est plus la bouche passive de la loi, ni d'ailleurs un fonctionnaire au service de la loi. Les juges se trouvent aujourd’hui investis de certains attributs qui relevaient autrefois de la puissance souveraine, notamment la fonction diplomatique25. Le droit est de plus en plus fragmenté et « pluralisé » : les sources du droit se multiplient et se diversifient26. Le droit ne se laisse plus représenter comme une hiérarchie de normes. L’enchevêtrement des systèmes et des droits est tel que la vision classique et territorialisée du droit est dépassée.
Le droit qui en résulte peut-il être qualifié de droit global ? Cela n'est envisageable qu'à condition de considérer le global comme un point de vue interne au niveau national, interne à l'ordre juridique. Car il n'y a pas de droit global qui, au sein de la pyramide des normes, viendrait chapeauter les ordres juridiques nationaux. C’est donc la structuration même des catégories juridiques qui est mise en question : « Les anciennes distinctions entre le dehors et le dedans, entre le national et l’international, entre nous et les autres, perdent leur validité », constate avec raison Ulrich Beck27.
Le « global » est devenu un point de vue intérieur à l’action particulière et locale, une forme de visée ou de comparaison à l’étranger, qui n’est jamais vraiment obligatoire, mais qui s’impose de plus en plus. « Le global et le local doivent être appréhendés non pas comme des polarités culturelles, mais comme des principes étroitement liés et imbriqués l’un l’autre, de telle sorte que la globalisation est intérieure et intériorisée »28.
Le cosmopolitisme permet-il de penser ces nouveaux rapports de droit ? Parmi les trois moteurs de la construction cosmopolitique avancés par le cosmopolitisme philosophique, on retrouve trois facteurs de la mondialisation du droit, parfois contradictoires entre eux : le commerce (et/ou le développement technologique), la société civile et les États eux-mêmes. Mais les phénomènes de mondialisation du droit et de la justice peuvent-ils pour autant être interprétés en termes cosmopolitiques ?
La mondialisation du droit consacre un éclatement des systèmes juridiques jusque là clos sur eux-mêmes, et permet en même temps l’émergence de communautés, de solidarités ou de dialogues au niveau global. La notion de cosmopolitisme permet donc de figurer cette dislocation des frontières, notamment entre droits nationaux et droit international, et la recomposition de liens au-delà de ces frontières. Les affaires de « délocalisation judiciaire » en particulier fondent la légitimité d’une lecture cosmopolitique de la mondialisation du droit, dans la mesure où elles présupposent, ou produisent, une forme de solidarité humaine et de conscience politique globale, indépendante de la nationalité et du système juridique auxquels les individus appartiennent réellement.
Le cosmopolitisme philosophique possède en fait deux atouts pour penser la mondialisation. D'une part, les catégories propres au cosmopolitisme peuvent expliquer les nouveaux rapports juridiques en train de se mettre en place, notamment le rapport non exclusif entre légitimités locales et globales, que présuppose la circulation des droits et des jurisprudences. D'autre part, le cosmopolitisme peut compléter un processus de globalisation du droit auquel semble à première vue échapper la notion de citoyenneté. En tant que projet fédérateur des hommes au-delà des Nations, le cosmopolitisme contribue en effet à penser une « autre mondialisation », qui ne se limiterait pas aux échanges commerciaux. Cette capacité conceptuelle du cosmopolitisme explique sans doute le renouveau de cette philosophie, qui tend parfois à devenir incantatoire. « Les risques générés jour après jour par la mondialisation économique conduisent aujourd’hui à l’émergence de nouvelles utopies « altermondialistes », « cosmopolitiques ». (… Par exemple) l’utopie écologiste s’ancre dans un cosmopolitisme d’un nouveau genre »29.
Les pensées contemporaines de la société cosmopolitique ne sont donc pas toutes axées sur le droit, en particulier les pensées de type écologique30 et, plus largement, les théories d’inspiration stoïcienne. En effet, le cosmopolitisme élaboré à la période hellénistique est métaphysique et non juridique. Les stoïciens croient à l'unité organique du monde, de sorte que l’humanité forme un tout (avec la nature et les dieux). L’homme est alors citoyen dans la mesure où il se définit dans son rapport au monde, au tout, et qu’il y tient sa place. Ce cosmopolitisme ouvre non sur un droit, mais sur une éthique fondée sur la conscience d'une citoyenneté du monde, éthique qui dicte une conduite de déférence à l'égard de son agencement. L'éthique stoïcienne découle de ce rapport au monde qui, contrairement aux appartenances particulières (à une cité, à une famille), n'est pas contingent.
Ce sont les Lumières qui vont faire du cosmopolitisme un universalisme juridique. Leur postulat fondamental renverse la position stoïcienne : il faut échapper à l’ordonnancement naturel du monde. Il faut donc sortir de l’état de nature par le droit. C’est ce qui est possible grâce au contrat social conclu entre les individus autonomes. Le droit devient dès lors la grammaire des relations sociales, d’abord au niveau d’un État, puis entre les États eux-mêmes. Car la pensée juridique d’un droit à l’échelle du monde coïncide dans les faits avec l'avènement de l'État-Nation. Elle est donc intimement marquée par l'état de nature qui semble être la condition d’existence des États et qui les conduit à se faire la guerre. C'est sur ce fondement que se construit le lien entre cosmopolitisme et droit. Le cosmopolitisme, dans sa forme juridique, cherche en effet à assurer la paix en postulant un ordre juridico-politique de niveau mondial (la différence avec le droit international étant que ce droit a pour sujet l’individu lui-même, en tant que membre de la communauté humaine, et non les États).
L'idéal kantien est paradigmatique de ce cosmopolitisme moderne et fonde la plupart des thèses cosmopolitiques contemporaines, à partir de deux textes de Kant qui établissent un lien durable entre le conflit, la guerre, d’une part, et le projet d’une constitution au-delà des États, d’autre part : l’Histoire universelle d’un point de vue cosmopolitique et le Projet de paix perpétuelle. Au-delà des divergences d’interprétation qui animent les différentes lectures de ces textes, on peut en résumer l’apport en quelques principes. En premier lieu, le projet cosmopolitique répond à un plan de la nature. Ce plan repose sur le penchant de l’homme pour la société et, en même temps, la tendance naturelle des hommes à se faire la guerre. C’est la guerre, le conflit et la concurrence, qui doit donc amener les hommes à s’entendre et à faire société au-delà de leur penchant particuliers. En second lieu, ce « faire société » se traduit par un projet de constitution au-delà des États nations, dont l’objectif premier est de court-circuiter la guerre en instaurant un équilibre intéressé, c’est-à-dire une paix perpétuelle. Enfin, en troisième lieu, ce projet ne se réalise que sur une grande échelle (dans l’espèce). Il est propre au développement général des sociétés mais doit s’accomplir progressivement et pourquoi pas d’abord de façon partielle.
Les poussées nationalistes des 19ème et 20ème siècles ont relégué pendant un temps ce cosmopolitisme au rang des idéologies décadentes. Il renaît avec force après la seconde guerre mondiale, en particulier à la suite de l'expérience des crimes contre l'humanité. Ce tournant - la seconde guerre mondiale et l’extermination systématique des juifs d’Europe - est aussi le moment de la réactivation d’une interprétation plus politique que juridique du cosmopolitisme, telle qu’on peut la trouver chez Arendt par exemple. Arendt soulève en effet les questions politiques qui comptent à partir de la déchirure cosmopolitique : comment continuer l'action politique après l'holocauste, si ce n'est en dédiant cette action à la réinstauration du monde commun, perdu et disparu dans la catastrophe ? Certains auteurs, comme Etienne Tassin, parlent à la suite d’Arendt de la cosmo-politique, au sens d’une politique du monde commun31.
Paradoxalement peut-être, cette troisième étape de la pensée cosmopolitique coïncide dans les faits avec le renouvellement des droits de l'homme et leur intégration progressive au droit positif. Or on connaît les réserves d’Arendt à l’égard de droits fondamentaux qui seraient privés d’un ancrage politique : « Si un être humain perd son statut politique, il devrait, en fonction des conséquences inhérentes aux droits propres et inaliénables de l’homme, tomber dans la situation précise que les déclarations de ces droits généraux ont prévue. En réalité, c’est le contraire qui se produit. Il semble qu’un homme qui n’est rien d’autre qu’un homme a précisément perdu les qualités qui permettent aux autres de la traiter comme leur semblable »32.
On ne peut nier que la mondialisation du droit repose sur une dissociation entre le droit fondé politiquement et culturellement, et la justice, rendue théoriquement possible à partir de Nuremberg, et ce pour deux raisons principales. Tout d’abord, l’expérience des crimes contre l’humanité elle-même débouche sur trois constats qui vont permettre progressivement à la fois une mondialisation du droit et un détachement entre droit et justice, l’un et l’autre coïncidant à peu près partout. Premièrement, l’expérience de l’holocauste débouche sur une crise de la politique traditionnelle : un gouvernement peut procéder à l’extermination de ses propres citoyens. Il faut donc instaurer des gardes fous pour protéger les citoyens de leur gouvernement. L’expérience totalitaire montre non seulement que l’État doit être contrôlé davantage, mais aussi qu'il est difficile de faire confiance à l'État pour se contrôler lui-même. Deuxièmement, il faut reconstituer le monde commun détruit dans l’holocauste. Il faut recréer du lien entre les hommes, de nouvelles solidarités, fondées sur leur commune appartenance à l’humanité, et non sur une communauté sociale particulière. Les grands procès pour crimes contre l’humanité sont ainsi très rapidement investis de ce rôle de réconciliation, de réparation, de reconstitution de l’humanité de l’homme. Et les juges en sont alors perçus comme des acteurs centraux. Troisièmement, le formalisme juridique est en crise, car on ne peut plus accepter n’importe quelle politique sous prétexte qu’elle épouse les formes juridiques. Il faut donc redonner de la substance politique au droit et valoriser les vertus prudentielles des magistrats, ces vertus qui les rendent capables de bien juger.
C’est pourquoi, ensuite, le procès de Nuremberg, puis d’autres procès pour crimes contre l’humanité, y compris ceux qui seront jugés au civil aux États-Unis, au nom de l’ATCA, démontrent que les procédures judiciaires peuvent s’adapter, quitte à remettre en cause certains principes juridiques fondamentaux (comme la non rétroactivité de la loi par exemple), ainsi que la souveraineté nationale33. Le procès de Nuremberg34 marque donc à un tournant décisif pour le cosmopolitisme contemporain parce qu’il montre à la fois l’incapacité des règles juridiques pure à faire face - « Il n’y a pas de règles pour ce qui est sans précédent »35 disait Arendt à propos du procès Eichmann -, et en même temps, ce procès montre la capacité d’une juridiction à surmonter les défauts de l’ordre juridique, à prendre sur elle la responsabilité de juger quand même36.
Le rôle confié aux juges à Nuremberg et, depuis, à la justice en général, au-delà sans doute des droits de l’homme, a donc profondément modifié la logique du droit dans son ensemble. « C’est grâce à la création de catégories juridiques, grâce à un procès (Nuremberg) qui se déroula par-delà toute souveraineté nationale que l’on parvint à couler l’atrocité de l’extermination systématique des juifs organisée par l’État dans des concepts juridiques et des procédures judiciaires qui peuvent et doivent être considérées comme une source fondamentale du nouveau cosmopolitisme (…). En effet, ce n’était pas seulement une nouvelle loi ou un nouveau principe, mais une nouvelle logique du droit qui était introduite ici » 37.
Le détachement entre droit national et justice de l’humanité, validé par les procès des crimes contre l’humanité, est donc un moment fondateur du cosmopolitisme contemporain. Plus généralement, l’expérience totalitaire a contribué au déclin de la souveraineté de l’État que l’on constate aujourd’hui et qui accéléré la mondialisation. Le cosmopolitisme contemporain se définit d’ailleurs comme une réflexion philosophique sur la mondialisation et la crise de l’État Nation qui la caractérise. La question de l’organisation politique à l’échelle mondiale, comme par exemple l’idée, défendue par Jürgen Habermas, d’un État « post-national », est au centre du cosmopolitisme contemporain. Mais les réflexions contemporaines sur le cosmopolitisme prennent toutefois deux voies principales, selon que l’on cherche à penser une union politique à l’échelle de la planète ou que l’on y renonce.
D’un côté, le cosmopolitisme est pensé par Habermas comme une « politique intérieure à l’échelle de la planète, mais sans gouvernement mondial »38 ou, par Jean-Marc Ferry, comme une citoyenneté postnationale à dimension sinon mondiale, au moins européenne39. Dans les deux cas, il s’agit bien, à terme, d’instituer une politique à une échelle supérieure, une politique différente mais toujours fondée sur la question de l’identité, de l’appartenance et donc de la citoyenneté. De l’autre, notamment chez Mireille Delmas-Marty, le droit prend le contre-pied de la politique, là où elle est en défaut, c’est-à-dire précisément au niveau global. Face au constat qu’il n’y a pas d’union politique véritable à l’échelle humaine (l’ONU ne suffisant pas), l’objectif est d’offrir un droit commun pour ne pas laisser le monde dans un « désordre impuissant » : il faut ordonner et structurer la pluralité des normes qui définit le droit mondialisé, sans rien concéder à une toute puissance hégémonique. Il faut donc comparer les systèmes, les harmoniser, quitte à chercher un socle de principes communs, une sorte de consensus par recoupement au sens de John Rawls40. Delmas-Marty parle alors d’une dialectique du cosmos et de la polis qui aurait vocation à produire à terme ce qu’elle appelle un « pluralisme ordonné »41.
Ces interprétations contemporaines du cosmopolitisme tentent de penser conceptuellement la mondialisation. Habermas tente de repolitiser un processus de mondialisation jusqu’ici essentiellement technique, économique et juridique, en mobilisant la force normative du concept de cosmopolitsme. Il propose en effet un modèle de société adaptée à la mondialisation, mais où les institutions politiques pourraient être maintenues sous une forme nouvelle. La démarche de Delmas-Marty se veut davantage explicative. Elle part du constat de l’autonomisation progressive de la justice par rapport à une société politique donnée, qu'elle soit nationale ou mondiale. Delmas-Marty donne alors sens à la mondialisation du droit en lui assignant un télos, celui d’articuler, d’harmoniser les droits pour aboutir à un droit cosmopolitique, compris d’abord et avant tout comme un droit commun42.
Ces démarches supposent toutes deux, à un moment de l’argumentation, un droit commun ou un ordre mondial qui vient fonder en droit la mondialisation à l’œuvre par exemple dans le dialogue des juges ou la délocalisation des affaires de violation sévère des droits de l’homme. Soit les théoriciens comme Habermas postulent qu’un système juridique global, qui aurait l’assentiment des citoyens, doit politiquement préexister à l’exercice d’une justice globale. Soit ils sont convaincus, comme Delmas-Marty, d’une convergence à terme entre les pratiques de justice, telle qu’elle aboutirait à la constitution d’un tel système.
Dans les deux cas, le droit est perçu comme un outil pour organiser le désordre du monde, pour assurer une cohérence face au chaos43. Face à la mondialisation, le droit apparaît comme une façon de structurer, donc d’organiser les relations globales : « Il faut ordonner sans État » 44, affirme par exemple le philosophe Stéphane Chauvier. Mais cette position, quelles qu’en soient les variantes, rencontrent au moins deux objections philosophiques qu'il faut prendre au sérieux.
En premier lieu, comme on vient de le dire, la plupart des cosmopolitismes maintiennent le système juridique comme horizon indépassable. Or la mondialisation semble remettre en cause l’idée même de système, le droit répondant à de nouvelles logique (plutôt celle du désordre que de l’ordre). Les forces explicatives et normatives du cosmopolitisme semblent alors faiblir. La justice se mondialise pour l'instant en l'absence d'un droit mondial et rien ne garantit que cette mondialisation aboutira à la reproduction d'un ordre juridique de large échelle. Le cosmopolitisme philosophique postule une convergence des droits, alors que la justice globalisée se passe d'une telle convergence pour fonctionner : elle reproduit aussi les dominations de certains droits sur d'autres. Autrement dit, le droit globalisé n’est pas un droit commun, mais un bricolage normatif permanent, où le conflit, la concurrence et la domination tiennent encore une large part.
Tout se passe comme si le cosmopolitisme contemporain, d’inspiration kantienne, ne parvenait pas à se défaire de la téléologie naturelle45 et de son présupposé, selon lequel la société internationale (ou post-nationale ou transnationale) serait dans un état de nature dont elle devrait sortir par l’établissement d’un état de droit46. C’est ce présupposé qui conduit les auteurs contemporains du cosmopolitisme à rechercher par exemple une systématisation des interventions judiciaires globales. Cette recherche est illustrée par la tentative de Stéphane Chauvier de fonder en raison une compétence universelle généralisée. Chauvier propose de relire dans cet esprit le Second traité du gouvernement civil de John Locke, pour y trouver les fondements philosophiques d’une véritable justice cosmopolitique.
Plus exactement, Chauvier renvoie à la conception lockéenne de l’état de nature, ainsi qu’aux conditions du passage à la société civile. Selon Locke, tant qu’il n’existe pas de tribunaux civils pour faire respecter les droits que leur confère la loi naturelle, les individus ont le droit de sanctionner eux-mêmes les atteintes à cette loi naturelle. Plus qu’un droit, il s’agit presque d’un devoir de se poser comme juges de la loi de nature : à toute obligation juridique doit en effet correspondre un pouvoir juridictionnel, dit Locke, car « un droit n’existe que s’il est effectivement protégé » 47. L’individu est ainsi tenu, dans l’état de nature, de sanctionner non pas seulement les infractions qui lui portent préjudice, mais toutes les infractions à la loi naturelle.
Au moment du contrat social, l’individu renonce à cette compétence juridictionnelle, que Chauvier interprète comme « une compétence universelle » naturelle48, et il la délègue à l’État. Mais si l’on conçoit la société des États, la société internationale comme Locke, c’est-à-dire comme un vaste état de nature, on peut alors admettre que les État sont investis d’une compétence universelle les uns à l’égard des autres : les États ont les uns envers les autres les mêmes droits et les mêmes obligations que les individus dans l’état de nature. Chaque État est donc doté, par la loi naturelle, d’une compétence universelle pour sanctionner les infractions à la loi de nature49. Mais quelle est cette loi naturelle ou, en termes contemporains, quel est ce droit commun qui justifie la compétence universelle de tous les États ?
Chauvier veut fonder ce droit commun sur des principes suprapositifs qui ne nous soient plus donnés par Dieu, mais qui nous permettent toujours de formuler des revendications à l’égard du droit positif et justifient ainsi l’exercice généralisé d’une compétence universelle. Chauvier présuppose donc à la fois que ce droit commun préexiste à l’exercice de la compétence universelle et que cette compétence n’est légitime que si elle est exercée de façon systématique (au nom justement d’un droit qui préexiste à l’action). S’agissant de la mondialisation du droit contemporain, cela peut conduire à une impasse, car cela renvoie en permanence à la difficulté d’un droit de l’humanité qui devrait légitimer les pratiques judiciaires mondialisées, mais qui pourtant n’existe pas. Comment dès lors justifier ces pratiques ? Ce double attachement à l’état de nature et à l’ordre juridique censé nous en faire sortir prive la philosophie cosmopolitique d’ancrage dans l’expérience concrète. Elle devient incapable de répondre aux problèmes concrets que pose la mondialisation du droit, et notamment le fait de savoir quel intérêt les États eux-mêmes peuvent avoir (ou non) à mettre en place des espaces juridiques communs.
La deuxième difficulté rencontrée par un cosmopolitisme contemporain fondé sur la mondialisation du droit inverse la problématique par rapport à la première : si on renonce à penser un ordre contractuel au niveau planétaire, on est aussi en difficulté pour comprendre en quoi la mondialisation de la justice pourrait être interprétée en termes cosmopolitiques. Cette difficulté résulte de la dissociation de plus en plus nette entre l’existence d’un droit globalisé et les citoyennetés, quelles qu’elle soient. Comme on l'a dit, la mondialisation de la justice accroît sensiblement l'autonomie du droit à l'égard de la sphère politique, du moins dans sa logique traditionnelle. L'optique cosmopolitique est censée permettre la distinction conceptuelle entre cette mondialisation purement fonctionnelle50, et une pensée politique du monde commun à tous les hommes. La notion de citoyenneté du monde rendrait compte de ce rapport politique au monde que présuppose le cosmopolitisme. Mais la justice se mondialise sans qu'une société civile mondiale ne soit institutionnellement représentée. La justice qui se mondialise semble donc échapper au champ politique de la citoyenneté. Et si la justice mondialisée est indépendante de la citoyenneté du monde, peut-on encore parler de cosmopolitisme?
On ne peut nier que ce nouveau mode de production du droit présente un déficit démocratique. Dans le dialogue des juges par exemple, une juridiction va citer une décision étrangère sans prendre en considération l’origine politique des droits protégés par la décision citée, qui sont toujours le fruit d’une lutte, d’une transaction, au cœur de l’histoire démocratique. La mondialisation judiciaire réactualise ainsi la question de l’autonomie du droit, et en particulier des droits de l’homme,par rapport aux forces politiques et économiques de la société. La séparation des droits dits fondamentaux de leur origine politique incite à penser ces droits comme un patrimoine indépendant de tout mandat politique, une forme de droit naturel.
De nombreux penseurs dénoncent d’ailleurs le divorce entre droit et politique. Daniel Bensaïd, par exemple, s’inquiète « de l’affaiblissement du rapport entre le droit et la démocratie politique » et prévient que, « à défaut de cette source politique, la mondialisation judiciaire aboutirait à une sorte d’État judiciaire mondial sans contrôle politique légitime , rappelant ce que les juristes allemands appelaient naguère le Justizstaat ou le Juridiktionstaat, pour désigner la domination du législatif par le judiciaire et la production de la loi par les juges eux-mêmes »51.
Faut-il souscrire à cette vision inquiétante ou concevoir simplement qu’il soit aujourd’hui possible et même nécessaire de faire de la politique autrement ? Une réforme de la pensée cosmopolitique est possible si on renonce à reproduire à l’échelle mondiale l’organisation systématique du droit national, et si on abandonne en conséquence le mythe d’un monde organisé dans sa totalité par le droit. Si on en reste aux paradigmes traditionnels, on ne peut que constater l’absence de décisions contraignantes et de démocratie au niveau mondial, et souscrire ainsi à la rhétorique du déficit : on a perdu quelque chose de l’ancien monde52. En revanche, on peut assumer le caractère imparfait et incomplet de la globalisation de la justice qui est comme une reconnaissance, par le droit, de sa propre extériorité et laisse le champ ouvert pour l’action politique.
Dans la réalité, on constate une recomposition des rapports entre droit et politique. Le juge, par exemple, est de plus en plus confronté à des arguments qui ne sont pas exclusivement juridiques et à des personnages a priori étrangers au droit. Le juge doit répondre à des demandes de plus en plus politiques et endosse un nombre croissant de responsabilités. D’un autre côté, pour pénétrer la sphère judiciaire, les acteurs politiques doivent intégrer le langage, la logique et les codes du droit, voire des droits de l’homme, dans les termes desquels se traduisent aujourd’hui de nombreux combats politiques. Il y a également une donne qui a changé et pèse sur les rapports entre droit et politique : le droit et la justice, plus que la politique, ont vocation à protéger les plus faibles, et en particulier ceux qui sont minoritaires. La justice confère ainsi de la légitimité à des revendications indépendamment du nombre, alors que, à l’intérieur du pacte démocratique, la majorité seule avait le plus souvent force de loi. En forçant la politique nationale à s’ouvrir aux regards extérieurs53, la justice globalisée est devenue un outil de résistance à l’interne. C’est ce que souligne Etienne Tassin : « Ce n’est plus, dans ce cas, le droit qui règle la politique, ce sont les exigences politiques qui érigent le droit en argument politique »54. Le droit est en lui-même un langage politique. La justice sert ainsi de levier que l’on actionne dans les combats politiques55.
La justice crée un entrelacs de relations qui constitue ce « monde commun » qui manque encore à la mondialisation économique et technique. La justice globalisée offre une scène à l’action politique, au sens presque phénoménologique d’un espace d’apparition où peuvent se révéler, à travers les échanges, des acteurs, des logiques, des combats, qui demeuraient dans l’ombre au niveau national. Cet espace (d’apparition) et le fait d’y intervenir est vital pour les acteurs globaux : « Ce n’est qu’au travers des ‘coups’ qu’ils jouent, et qui découlent de la façon dont ils se conçoivent, s’expriment, se mobilisent, s’organisent, affirme Beck, que les acteurs se constituent, ce n’est que par cette confrontation qu’ils gagnent (ou perdent) leur identité et leur pouvoir d’action »56. Ce phénomène est autant une politisation de la justice qu’une pénétration du droit dans la sphère politique57.
Si on adopte cette perspective, on évite de voir dans la mondialisation de la justice une substitution du droit à la politique et des juges aux législateurs, pour la considérer d’avantage comme une réorganisation des rapports entre droit et politique. La question ne serait plus de retourner en arrière, mais de réinvestir politiquement la justice elle-même, ce qu’ont bien compris les ONG des droits de l’homme, comme on l’a vu dans les exemples cités précédemment.
A bien des égards, la justice globalisée obéit à des logiques pré-modernes et non démocratiques : logique de la réputation, logique de l'autorité, etc. Qu’apporte dans ce cas l’optique cosmopolitique ? L’optique cosmopolitique permet de montrer que le phénomène de globalisation de la justice dépasse le constat d’une interdépendance technique et économique des droits dans la mesure où cette globalisation participe d’une prise de conscience politique d’un partage du monde. En tant que mouvement de recomposition de la politique, la mondialisation de la justice pourrait être interprétée comme une forme de processus de « cosmopolitisation », distinct du droit cosmopolitique comme de la philosophie cosmopolitique.
La cosmopolitisation de la justice désigne un processus social effectif, qui comporte en tant que tel des risques et des ambiguïtés. La justice globalisée répond par exemple à un principe de réalité pragmatique qui ne permet pas d’avoir une vision systématique des relations juridiques à l’échelle de la planète. Quand les juges dialoguent par-delà les nations, c’est souvent pour résoudre des cas difficiles. La plupart du temps, ils échangent des solutions concrètes à des cas particuliers et ne systématisent pas leurs échanges, au contraire.
C’est donc un cosmopolitisme « de situation »58. Cela ne veut pas dire, bien sûr, que le dialogue des juges par exemple ne produit pas l’articulation, propre au cosmopolitisme, entre l’universel et le singulier, le global et le local. Mais cette articulation surgit d’un cas particulier, après coup, et non d’un droit en soi a priori59. Autrement dit, ni l’entente des juges, ni la convergence des droits en un droit commun, ne sont jamais gagnées. De ce fait, on ne peut régler ces processus de globalisation juridique à l’aide de principes juridiques généraux, c’est-à-dire à l’aide d’un droit cosmopolitique. Il faut d’ailleurs parler plutôt d’une cosmopolitisation de la justice que d’une cosmopolitisation du droit, tant la justice excède le droit en admettant des logiques extra-légales, notamment à travers le dialogue des juges.
L’objet de cette contribution était de savoir si la justice transnationale, qui traverse les frontières étatiques traditionnelles et que l’on voit naître aujourd’hui, peut être qualifiée de justice universelle et interprétée en termes cosmopolitiques. On pose souvent à cela deux conditions : il faudrait, d’une part, harmoniser les systèmes juridiques et définir un socle normatif commun, et, d’autre part, systématiser le principe de compétence universelle des juridictions nationales en matière d’atteintes sévères aux droits de l’homme. On peut douter tant du fondement théorique que de la viabilité pratique de telles exigences. En effet, la particularité de la justice transnationale est de s’exercer ponctuellement, partiellement, sans ordre juridique mondial et même sans systématisations des interventions judiciaires. Il s’agit comme on l’a vu d’un véritable bricolage normatif qui ne suppose pas de convergences entre les systèmes juridiques, mais au contraire leur concurrence, et qui maintient ainsi la domination de certains droits sur d’autres. La généralisation de ces actions comme la systématisation du dialogue des juges par exemple pourraient donc leur retirer de l’efficacité sans pour autant leur conférer de la légitimité. Quoi de plus angoissant qu’une vraie globalisation, à laquelle plus rien n’échappe ?
Le fait que la justice ne puisse subsidier à tous les manquements de politiques cohérentes ne doit pas manquer d’être rappelé si on veut fonder une interprétation cosmopolitique de la globalisation de la justice qui soit à la fois prudente et critique. C’est peut-être l’intérêt de penser ce processus en terme de « cosmopolitisation », comme si la globalisation judiciaire ne pouvait être englobante, mais seulement toujours en cours, c’est-à-dire partielle et inachevée. Comme telle, elle laisse le champ libre à une véritable cosmo-politique, qui pourrait d’ailleurs l’instrumentaliser.
La question cosmopolitique qui compte à propos de cette justice est de savoir si elle est en mesure de répondre aux attentes nées de la mondialisation, et notamment si elle est capable de faire apparaître un monde commun où les hommes puissent agir ensemble. Si l’on veut interpréter cette justice universelle comme un réel cosmopolitisme, il faut donc mettre en lumière le lien entre cette justice et un processus de réappropriation du « droit à avoir des droits ». « Etre privé des droits de l’homme, disait Arendt, c’est d’abord et avant tout être privé d’une place dans le monde qui rende les opinions signifiantes et les actions efficaces »60. Mais à quelles conditions rend-on aujourd’hui les opinions signifiantes et les actions efficaces ? « Les opinions et les actions ne font sens que dans un monde commun » affirme Myriam Revault d’Allonnes. Ce qui renvoie selon elle à « la capacité à être vu et entendu par d’autres dans un espace public où les hommes révèlent leur singularité »61. Or il faut admettre que la justice transnationale est sur ce point politiquement instituante : elle reconnaît des identités, fait émerger des combats, structure des discours62. Les tribunaux sont en effet de puissants espaces publics où les juges se doivent de recevoir les requêtes dès qu’elles prennent la forme du droit en vigueur.
C’est sans doute le sens à donner à la justice transnationale et globalisée. Son interprétation en termes cosmopolitiques ne doit pas nous faire céder à un universalisme abstrait qui engagerait les individus à rompre avec leurs loyautés particulières et leur citoyenneté nationale, au nom d’une appartenance supérieure à l’humanité dont la justice universelle serait la reconnaissance. On peut se contenter de la comprendre comme une scène d’apparition pour les opinions et les action de ceux qu’on a privés de leurs droits fondamentaux. Si les violations des droits de l’homme viennent justifier l’exercice de cette justice universelle, ce n’est donc pas en référence à une norme supérieure, au nom d’un droit des droits, mais parce que ces violations constituent précisément la négation de ce monde commun aux hommes que la justice, pour une part certes restreinte, cherche à réinstaurer. Au fond, c’est moins un droit qui est ici en jeu, qu’une politique du monde, dont le droit et les procédures judiciaires ne sont que la grammaire imparfaite.