Régimes de discursivité interprétative et statut du littéraire, par François Provenzano
Économie et formation des Humanités : quelle politique ?, par Antoine Janvier
Treize questions posées à Yves Citton, par Laurent Demoulin
[Début de la seconde partie]
Exploitation, interprétation, scénarisation. Réponses à Dissensus, par Yves Citton
Non contents de m’avoir fait l’honneur de lire quelques-uns de mes ouvrages récents, Laurent Demoulin, Antoine Janvier et François Provenzano ont pris le temps de formuler à leur propos une riche série de questions. Je ne tenterai ici ni d’« y répondre » (pour clouer le bec à leurs objections), ni de « m’expliquer » (pour montrer que leurs « incompréhensions » relevaient d’un « malentendu »). Je partirai au contraire du principe qu’ils ont lu juste et que leurs réactions signalent des problèmes inhérents à la formulation et à la communication du discours que j’essaie d’articuler. Je les remercie donc chaleureusement de m’aider à repérer quelques-uns de ces problèmes.
À travers les remarques qui suivent, je tenterai de faire avancer la discussion de ces problèmes en partant du principe que, s’ils les ont ressentis en lisant mes écrits, ces problèmes ne sont pas seulement les miens, mais peuvent intéresser d’autres lecteurs. Je précise que ces problèmes sont, bien entendu, beaucoup trop nombreux et trop complexes pour être « résolus » en l’espace de quelques pages. Je ne reprendrai donc que quelques-unes des questions qu’ils me posent, auxquelles je réagirai de la façon la plus succincte et la plus synthétique possible, c’est-à-dire d’une manière assez dogmatique. En échange de chacune des questions choisies, je proposerai quelques principes qui me semblent susceptibles de faire avancer notre réflexion commune sur le problème posé.
Antoine Janvier – Où se situe l’exploitation selon votre conception du capitalisme cognitif ?
Yves Citton – L’expression « capitalisme cognitif » est reprise d’une série d’analyses développées (par d’autres que moi : Yann Moulier-Boutang, Antonella Corsani, Carlo Vercellone, etc.) au sein de la revue Multitudes depuis une dizaine d’années. Je suis tenté de lui préférer l’expression de « sémiocapitalisme », proposée par Franco Berardi dans plusieurs livres récents, ou d’« économie politique des affects », lancée par Maurizio Lazzarato et développée par moi dans un livre antérieur. On pourrait observer les nuances fines entre ce que chacun de ses auteurs met sous ces mots, mais je n’en garderai ici que quelques caractéristiques générales qui m’intéressent davantage, et que je recadre de la façon qui me convient (en laissant aux théoriciens en question le soin de déterminer s’ils s’y reconnaissent ou non).
Je commencerai par préciser la formulation de la thèse que vous m’attribuez : nous ne sommes nullement « passés d'un capitalisme industriel à un capitalisme cognitif », au sens où la production « immatérielle » aurait remplacé la production matérielle. Nous sommes des corps qui ont besoin de calories ; nous communiquons et pensons à travers des ordinateurs qui ont besoin de plastique, de pétrole, d’électricité, etc. De même que l’industrie n’a nullement aboli l’agriculture, ce qu’on appelle (de façon insatisfaisante) « l’immatériel » n’abolit aucunement l’industrie : les hackeurs ont besoin d’ouvriers qui construisent, emballent, transportent leur hardware, comme ils ont besoin de paysans qui cultivent du blé ou du riz.
S’il y a nouveauté dans nos économies, elle vient de ce que nos dynamiques de production des biens matériels sont de plus en plus profondément reconditionnées par des dynamiques relevant de nos affections subjectives – lesquelles peuvent prendre la forme de connaissances (« capitalisme cognitif »), de signes (« sémiocapitalisme ») ou de sentiments-émotions-passions (« économie des affects »). Bien entendu nos affections ne tombent pas du ciel : elles s’inscrivent dans les conditionnements matériels de nos existences. Mais ces affections ont néanmoins leurs dynamiques propres – dont le cadre de description le plus éclairant reste pour moi donné par l’Éthique de Spinoza. Et, quoique ces dynamiques propres aient toujours joué un rôle essentiel dans le développement des sociétés humaines, elles bénéficient d’une autonomie (toujours relative) croissante au fur et à mesure que nos sociétés « s’élèvent » (pour reprendre une métaphore finement développée par Peter Sloterdijk dans Écumes) au-dessus de la simple reproduction de notre existence biologique. Il y a deux siècles seulement, les trois quarts de la population française consacraient leur existence à la production de la nourriture nécessaire à ne pas mourir de faim. Aujourd’hui, la grande majorité de nos populations consacre son existence à produire des choses et des services qui ne sont pas immédiatement nécessaires à notre survie biologique, mais qui sont déterminés en grande partie par nos affections subjectives (manger, boire, écouter, voir, apprendre ceci plutôt que cela).
C’est à ce niveau de nos affections subjectives que j’aimerais replacer la question de l’exploitation. Non pas pour sanctionner son obsolescence, mais au contraire pour suggérer qu’elle se déploie maintenant sur davantage de niveaux, qui donnent l’impression de diluer le concept marxien d’exploitation, mais qui en multiplient les formes et les enjeux. Bien entendu, les producteurs restent soumis à l’exploitation industrielle (justement) dénoncée par le vétéro-marxisme : l’état de « crise » permanente dans lequel nous vivons est artificiellement entretenu pour exercer une pression à la baisse sur les demandes salariales, permettant de dégager des profits record, écrémés par les détenteurs de capital. Marx n’a jamais été autant confirmé par les faits qu’aujourd’hui dans sa définition de l’exploitation de la plus-value. En ce sens, je suis parfaitement d’accord pour reconnaître que « nous assistons plutôt à une extension du capitalisme de type industriel, par d’autres moyens que l’industrie elle-même comme cadre de la production, mais sur le même mode ». Mais j’ajouterais que nous assistons aussi à « un changement de mode de production ».
« Nos » affections subjectives ne sont jamais simplement « les nôtres ». Spinoza, Gabriel Tarde, Gilbert Simondon et Arne Naess, entre autres, nous ont appris à reconnaître le caractère relationnel de nos affections (et donc de notre être). Même si Marx fait des percées dans cette direction, le marxisme classique (en se voulant un matérialisme des corps) en reste à une conception assez simple de l’individuation : l’exploitation repose pour lui sur le fait que le corps de cet ouvrier produit tant de pièces par heure, exige tant de calories pour continuer à fonctionner et que le capitaliste extorque la différence entre le prix des marchandises produites et le prix des marchandises nécessaires à garantir la survie du travailleur. En plus de ceci, qui garde sa validité, il est essentiel de mesurer les implications bien plus larges de la nature relationnelle de notre être, telle que la met en lumière la dynamique de production et de diffusion de nos affections. Ce corps qui travaille, il est « animé » certes par la faim biologique, mais aussi par une gamme énorme d’affects sociaux qui se répandent selon des logiques d’imprégnation, d’imitation, de contagion, d’opposition, de rivalité, d’amour, de haine, etc.
L’exploitation repose aujourd’hui au moins autant sur la circulation de ces affects sociaux que sur l’extorsion de plus-value imposée aux producteurs : les vendeurs de voitures, de films, de crème à raser, de voyages organisés, d’investissements lucratifs, de chocolat, de boissons gazéifiées, de viande exploitent ma capacité à désirer pour tirer du profit de mes comportements de consommateurs autant que de mon travail de producteur. Il me semble absolument essentiel d’intégrer cette dimension (qui est elle-même multiple, foisonnante, hyper-complexe) dans notre conception de l’exploitation. C’est elle qui est au cœur des dysfonctionnements récents et persistants de nos économies (« crises » de la dette, « crises » écologiques, « effondrement libidinal », etc.).
On pourrait également situer « l’exploitation » dans le domaine des affections politiques. Là aussi, certains « exploitent » nos peurs et nos désirs, pour les détourner à leur profit (électoraliste). Là aussi, il est essentiel de reconnaître une exploitation de notre capacité à (et de notre besoin d’) être animés par certains affects, si l’on entend comprendre certains dysfonctionnements récents et persistants de nos sociétés (la puissance du Parti Républicain aux USA, le populisme de droite en Suisse ou en Belgique, le berlusconisme, le sarkozisme).
En situant l’exploitation non seulement du côté des producteurs, mais aussi du côté des affections qui régissent nos comportements de consommateurs ou d’électeurs, on dilue certes la précision qui fait la force de la définition marxienne de l’exploitation. On ne peut toutefois pas comprendre les mécanismes par lesquels se reproduit aujourd’hui l’extorsion de plus-value sans intégrer les autres formes d’exploitation évoquées ci-dessus, qui ont en commun de porter sur des affections subjectives. C’est ce que me semblent dire toute une gamme de penseurs contemporains, allant de Bernard Stiegler à Franco Berardi, en passant par les gens de Tiqqun et du Comité invisible.
AJ – Comment les cultures de l’interprétation peuvent-elles s’articuler à une organisation de l'économie ?
YC – L’hypothèse centrale du « capitalisme cognitif » est que notre époque est à comprendre à travers la tension qui oppose, d’une part, la logique du capitalisme, qui repose sur l’appropriation privative des fruits de la production (extorsion de plus-value) et, d’autre part, la logique relationnelle (ou transindividuelle) qui apparaît de plus en plus évidemment comme étant au cœur de la production des biens et services requis dans le domaine de nos affections subjectives. Pour aller vite : le capitalisme a besoin de privatiser des profits qui se reproduisent au mieux par des mécanismes non-privatifs. L’exemple, limité mais emblématique, des logiciels (soumis à brevet ou « libres ») est généralement invoqué pour illustrer ce point.
Notre époque se caractériserait donc par la lutte d’un nouveau modèle d’interactions sociales, émergeant sous la bannière du « free », contre un carcan hérité du capitalisme industriel, basé sur la propriété privée, sur la programmation disciplinée des gestes producteurs, sur une conception individualiste de la société. La conquête des droits sociaux au cours du XXe siècle, les mouvements d’émancipation des années 1960, les nouveaux modes de communication-participation-contribution développés à partir des potentiels de l’Internet seraient tous à envisager comme la poussée de ces nouveaux modes d’interactions « free », lesquels sont à la fois les conséquences et les causes de l’interdépendance croissante qui caractérise nos modes de vies. Nous ne pouvons pas ne pas nous apercevoir que chacun de nous est un ensemble de relations (plutôt qu’un « individu »), que la reproduction de nos formes de vie mobilise quotidiennement des millions d’êtres humains et d’institutions à notre service, que nos affections subjectives sont labiles et plastiques, qu’elles sont emportées par des flux transindividuels « communs » – flux qu’il est devenu impératif de comprendre pour à la fois respecter leurs dynamiques émancipantes et contenir leurs dynamiques mutilantes.
Dans le cadre d’un tel antagonisme, on voit deux choses se développer en parallèle. D’une part, des tendances à industrialiser le fonctionnement de nos esprits. Il est parfaitement juste de dire que les modes traditionnels d’exploitation capitalistes étendent aujourd’hui au contrôle des esprits ce qu’ils ont imposé au XIXe siècle au contrôle des corps au sein de la chaine de montage. En ce sens, le cognitariat est bien le petit-fils du prolétariat, soumis à des logiques comparables d’exploitation (imposition de disciplines mutilantes, asservissement, invasion dans l’organisation du temps). Comme le soulignent justement Maurizio Lazzarato ou Franco Berardi, l’asservissement machinique de nos intelligences et de nos sensibilités n’a jamais été aussi intense ni aussi terrifiant, le téléphone portable (iPhone, Blackberry) étant l’équivalent de la chaîne de montage en termes d’aliénation, d’expropriation de soi et de « fabrique de l’infélicité ».
D’autre part, on voit aussi se développer en parallèle des tendances à valoriser la production transindividuelle de nos singularités, sur la base de relations égalitaires au sein de collectifs créateurs. C’est cela que j’essaie de promouvoir en parlant de « cultures de l’interprétation » : cultiver des formes d’interactions qui permettent aux participants à la fois de tirer parti de la puissance commune dont ils sont le produit et de raffiner, grâce à elle, leur singularité. Pour aller très vite ici aussi : le type d’interprétation collective qui peut se pratiquer dans le cadre très particulier d’un enseignement de littérature centré sur l’explication de texte me semble cultiver une compétence très complexe et très précieuse, faite à la fois d’écoute et d’affirmation, d’échanges et d’entre-prêts, de mise en commun et de singularisation, de consensus et de dissensus, d’héritage et d’invention. Au-delà de la salle de classe, c’est bien une certaine « culture de l’interprétation » que j’essaie de valoriser ainsi, et – comme le souligne très justement votre question – une telle culture de l’interprétation esquisse effectivement un modèle alternatif d’organisation économique.
Pour comprendre ce que cela implique, il faut revenir à la question centrale de l’exploitation. Le marxisme classique nous a appris à repérer l’exploitation portant sur le travail productif (celui de l’ouvrier sur la chaîne de montage ou celui du paysan cultivant son champ). Il nous faut apprendre à repérer une autre forme d’exploitation, tout aussi essentielle mais plus sournoise, qui ne porte plus directement sur le travail productif, mais plus largement sur nos capacités d’attention. L’exemple emblématique n’en est plus l’ouvrier ou le laboureur, mais le téléspectateur (et de ce point de vue TF1 ou France 2, Mediaset ou la RAI, chaîne « privée » ou chaîne « publique », c’est largement bonnet blanc et blanc bonnet).
De même que le capitalisme industriel me branche sur une chaîne de montage pour exploiter la plus-value résultant du différentiel entre ce que produit la mobilisation de ma force de travail et le salaire qui m’est accordé pour la renouveler, de même le sémiocapitalisme me branche-t-il sur différentes machines de mobilisation de l’attention pour orienter mes désirs (de consommation, de communication, d’information), de façon à profiter au mieux des différentiels de prix entre les coûts de production et les dépenses des ménages. On peut parler d’exploitation culturelle pour désigner cette seconde couche, qui vient se surajouter à l’exploitation du travail sans bien entendu nullement la remplacer.
Cette exploitation culturelle, qui porte sur nos capacités d’attention, est effectivement un lieu de production de plus-value : c’est le matraquage publicitaire qui, littéralement, « fait » la valeur de Coca Cola ou de McDonald’s. Ce qui est approprié dans ce cas n’est pas ma force de travail (en tant qu’elle « sort » de mon corps-esprit), mais mon attention (en tant qu’elle sélectionne ce qui « entre » dans mon corps-esprit), laquelle va à son tour orienter ma capacité à désirer (ce vers quoi vont tendre mes efforts à venir).
Repérer les mécanismes et les enjeux de cette exploitation culturelle m’apparaît comme la nécessité essentielle du moment. Dans le compagnonnage intellectuel de nombreux autres penseurs actuels (Maurizio Lazzarato, Franco Berardi, Bernard Stiegler, Jonathan Crary, Frédéric Neyrat, Thomas Berns, entre autres), j’essaie d’esquisser ce à quoi pourrait ressembler une économie des affects qui doit forcément prendre la forme d’une économie de l’attention. Celle-ci ne peut se quantifier que sur des valeurs intensives : zéro correspondrait au fait que quelque chose se passe auquel je n’accorde aucune attention (un enfant inconnu de moi meurt dans une province reculée de la Chine) ; un correspondrait à une perception qui mobiliserait l’intégralité de ma faculté d’attention (je suis totalement absorbé par le tournant décisif d’un jeu de réalité virtuelle dans lequel je suis immergé par l’intermédiaire d’un casque avec lunettes et écouteurs intégrés).
Analyser l’exploitation culturelle portant sur l’attention est toutefois doublement problématique. D’une part, l’attention doit par définition se tourner vers quelque chose d’autre qu’elle-même : elle n’existe que pour se faire capter par l’extérieur. L’exploitation culturelle ne consiste donc pas simplement dans le fait de captiver l’attention de quelqu’un. Sa fonction étant de se faire « aliéner », il faut se doter d’une définition bien plus complexe de l’aliénation pour rendre compte de cette forme d’exploitation.
Par ailleurs, hormis quelques cas extrêmes (relevant de la torture), l’attention est toujours dotée d’une certaine autonomie. Dans les cas les plus fréquents, c’est toujours avec mon assentiment que je me fais exploiter en tant que téléspectateur : je suis donc généralement le complice de mon exploitation culturelle, ce qui rend la définition de celle-ci d’autant plus problématique. Dès lors que et la notion d’aliénation et celle de contrainte patinent à rendre compte de l’exploitation culturelle de l’attention, les analyses traditionnelles perdent considérablement de leur mordant.
Mais c’est là aussi qu’une réflexion sur les cultures de l’interprétation peut s’avérer précieuse. Ce qu’on expérimente en interprétant un texte ou un film à plusieurs, c’est à la fois l’autonomie de notre capacité d’attention (chacun s’avère avoir été différemment sensible à différentes choses) et la nécessaire appropriation de cette capacité d’attention par des dispositifs de captation (la force d’un texte se définissant justement par l’emprise qu’il peut exercer sur celui qui le lit). C’est ici qu’une organisation de l’économie de l’attention devient envisageable. On voit concrètement que certains dispositifs accaparent l’attention, de façon plus ou moins irrésistible (selon un coefficient intensif situable entre 0 et 1). On voit aussi que l’attention relève (presque) toujours d’une certaine autonomie, dont le sujet doit et peut apprendre à se servir. On entrevoit enfin – et c’est ici que serait à situer la plus-value sociale propre à la littérature, ainsi qu’aux pratiques artistiques entendues dans leur sens le plus large – que certains dispositifs ont pour vertu d’autonomiser l’attention de ceux qui s’y exposent.
Je travaille en ce moment avec mon ami Philip Watts sur les films de Jean-Marie Straub et Danièle Huillet, et on pourrait donner leur cinéma en exemple de ce type de dispositifs, qui ont certes pour vocation de « captiver » l’attention, non pas toutefois pour la « capturer » ou pour l’emprisonner, mais afin de mieux l’autonomiser. Il me semble symptomatique, de ce point de vue, que l’immense majorité de leurs films ont la forme d’« adaptations » (le terme ne leur convient guère) de textes littéraires. Je dirais pour ma part que leur cinéma « cultive l’interprétation » – et offre un modèle remarquable (parmi d’autres) de ce que j’entends par « culture de l’interprétation », avec les résonnances socio-politiques que cela implique.
François Provenzano – « L’expérience littéraire » doit-elle dès lors être perçue comme le parangon de la discursivité ? À quel titre ?
YC – Je ne crois ni à un privilège inhérent à « l’expérience littéraire », ni à la possibilité de définir de façon claire (exclusive, extensive) ce qui relève ou non du littéraire. J’avoue être assez mal à l’aise avec le terme de « littérature », qui me paraît faire référence à un dispositif institutionnel très daté (disons pour aller vite 1800-1980). J’ai toujours tendance à présenter « le littéraire » comme un mode de rapport aux textes plutôt que comme un corpus dont il faudrait décider si tel écrit se situe à l’intérieur ou à l’extérieur d’une frontière de séparation. Même s’il produit des œuvres cinématographiques, le travail de Jean-Marie Straub et Danièle Huillet me semble pousser « le littéraire » à son plus haut point – ce qui déjoue là aussi les classifications habituelles.
Cela étant, j’ai dit plus haut à quel point un dispositif central de l’institution littéraire – la situation d’un groupe de lecteurs se livrant à un débat interprétatif dans le cadre d’un exercice scolaire d’explication de texte – me semble fournir un modèle particulièrement stimulant pour comprendre les enjeux éthiques, politiques et économiques des cultures de l’interprétation. Avec Alexandre Pierrepont ou George Lewis, j’aime toutefois également prendre cet autre exemple, très différent en apparence, qu’est un ensemble d’improvisateurs dans un contexte de « free jazz ». Tous ces types de dispositifs illustrent en quoi des cultures de l’interprétation sont bien des « organisations de l’économie » : des manières d’organiser la production de quelque chose (un discours sur les mots et sur les valeurs, un morceau de musique, un film : autant d’affections), qui sont aussi des manières d’organiser la reproduction de nos formes de vie.
FP – Le modèle de l’individu-interprète que vous présentez accentue les dimensions singularisantes, esthétisantes, subjectives et intuitives de l’activité interprétative. Il me semble qu’on peut trouver là l’équivalent, sur le pôle de la réception, de ce que l’idéologie littéraire du Romantisme avait défendu comme modèle de la production littéraire : le créateur inspiré cultivant sa singularité à l’écart des compromissions avec le social et guidé uniquement par l’idéal de l’invention originale. Or, votre projet s’indexe également sur une autre idéologie littéraire, radicalement différente, celle sartrienne de l’engagement qui récuse précisément la primauté de l’enjeu esthétique et de la recherche de singularité pour privilégier les réponses aux enjeux de la collectivité. Cette dichotomie est certes caricaturale, mais on ne peut s’empêcher de percevoir dans vos pages cette tension entre deux idéologies littéraires qui présupposent deux modèles opposés de la communication littéraire. La question n’est pas tant : Laquelle choisir ?, que : Comment modéliser leur dépassement ?
YC – Il me semble que ce dépassement est précisément au cœur des pensées contemporaines les plus stimulantes – par exemple celles de Jacques Rancière ou d’Alain Badiou – qui ont pour horizon d’aller chercher dans le singulier d’une performance ou d’un « événement » le forçage collectif d’une situation politique collective. Si nous faisons une revue qui s’appelle Multitudes, c’est aussi pour tenter de « dépasser » la vieille opposition entre « individualisme » (dont le romantisme est une manifestation lyrique exacerbée) et « collectivisme » (qui dominait l’imaginaire politique dont Sartre se rapprochait avec la notion d’engagement). En situant la puissance des « multitudes » dans l’interaction commune des singularités hétérogènes qui les composent, on cherche à échapper à la fois au mythe de l’individu auto-suffisant, puisque c’est l’interaction commune qui nourrit les forces de chacun, et au mythe d’une homogénéité du « peuple » (homogénéité originelle dans sa définition ethnique, homogénéité idéale dans sa définition républicaine), puisque c’est l’hétérogénéité des singularités qui dynamise la force commune.
Dans le domaine plus restreint des idéologies littéraires, ma réflexion cherche également à mobiliser cette tension, non tant pour les « dépasser » que pour bricoler un possible montage entre les deux. En insistant sur l’importance des « vacuoles » (que je reprends de Gilles Deleuze, mais que je pourrais aussi bien emprunter à la sphérologie de Peter Sloterdijk, avec ses bulles, globes et écumes), je joue en effet sur le motif romantique de la retraite loin de « la société », c’est-à-dire, pour nous, le motif de la déconnexion des réseaux de communication qui nous submergent de stimulations et de données. Il ne s’agit toutefois pas de se tenir « à l’écart des compromissions avec le social », mais de se rendre temporairement in-communicant, de faire un petit circuit fermé sur soi-même, momentanément isolé des circuits de communication extérieurs.
À la différence des clichés auxquels nous avons réduit « le romantisme » – qui, comme tout mouvement réel de pensée et d’écriture, déjoue par sa complexité les quelques lignes directrices à travers lesquelles on le résume après coup –, il ne s’agit toutefois pas de se renfermer sur un « génie » original et originel qui serait « inné » dans l’individu : selon une conception héritée de la sociologie de Gabriel Tarde, le court-circuit ne vise qu’à faire macérer et décanter des matériaux provenant de la circulation commune. L’inspiration vient toujours de l’extérieur : en conformité avec ce que suggère l’étymologie, l’« esprit » souffle à travers l’individu, lui insufflant ce qui composera sa pensée et son discours. Il faut toutefois fermer la fenêtre de temps en temps pour que les matériaux « inspirés » puissent trouver leur « respiration » propre, et se recomposer dans des formes de « conspirations » novatrices et intéressantes, qui ne se contentent pas d’aller dans le sens de ce qui circule déjà.
Tout en reprenant des éléments à la tradition romantique de la retraite et à la tradition sartrienne de l’engagement, on en prend aussi le contrepied. Avec le romantisme, on dit que c’est en s’isolant des flux de la circulation commune qu’on se donne les moyens de produire des interprétations créatrices ; contre lui, on précise que le moment créatif ne vient pas de l’intérieur du sujet, mais de l’interaction des flux eux-mêmes, temporairement isolés et retravaillés par cette isolation même, et l’on se situe donc dans le paradigme de l’interprétation (de quelque chose de préexistant), plutôt que dans celui de la création (a nihilo). Avec l’engagement sartrien, on conçoit le travail esthétique comme une forme de « réponse aux enjeux de la collectivité » ; contre lui (ou plutôt, ici encore, contre les clichés auxquels on a pu le réduire), on reconnaît qu’il n’y a jamais vraiment à « s’engager » (comme si on pouvait choisir de ne pas le faire), puisque tout discours individuel n’est qu’une façon de retravailler et d’infléchir les discours communs qui nous traversent.
En ce sens, non seulement « on est toujours déjà embarqué », mais chacun de nous se confond avec la barque, voire avec le courant qui le portent – de sorte qu’il devient évidemment impropre d’employer le vocabulaire de « l’engagement ». Pour prendre un exemple extrême auquel il serait bien entendu trompeur d’assimiler sans précaution les comportements humains, un poisson grégaire ne « s’engage » pas dans le banc au sein duquel il évolue. Son mode de déplacement est défini par le commun de ce banc : ce qui compte, c’est d’apprendre à s’y mouvoir d’une façon qui permette à l’individu et au commun ainsi unis d’échapper aux prédateurs, de trouver de quoi se nourrir, et surtout – puisque nous ne sommes pas réductibles à des poissons grégaires – de se construire une subjectivité qui donne sa substance singulière à notre existence et qui enrichisse du même coup la puissance de la multitude.
On voit du même coup que ce sont les « pôles » de la réception et de la production qui se trouvent du même coup récusés, sinon confondus : la grande passion des années 1980 pour « l’intertextualité » révélait que la plupart des auteurs lisent en écrivant et écrivent en lisant. Sans prétendre savoir comment se comportent « les auteurs », ma petite expérience personnelle va tout à fait dans ce sens : chaque livre et chaque article peut s’identifier assez facilement comme une réaction à la lecture des quelques ouvrages dans lesquels je baigne à chaque moment, écrasant l’un sur l’autre les pôles de la réception et de la production.
La « culture de l’interprétation » vise donc à la fois à cultiver le fait de s’inter-prêter nos mouvements (qui sont toujours relationnels) et à cultiver notre capacité individuelle à apporter des infléchissements singularisants aux flux qui nous traversent, nous portent et nous constituent. C’est cette double capacité qu’il nous faut apprendre à acquérir.
AJ – Qu'est-ce que ça veut dire, au juste, apprendre à interpréter ? Et n’est-il pas paradoxal de parler d’une formation à l’interprétation d’un côté, et de définir l’interprétation dans des termes qui mettent en jeu une forme d’égalité, en raison du caractère subjectif de l’interprétation, de l’autre ?
YC – C’est toute la contradiction de la pédagogie moderne, de l’éducation démocratique et de l’émancipation intellectuelle que vise votre question. Il y a bien entendu une tension inhérente au fait de vouloir « former des sujets libres », puisque cela revient à vouloir les conditionner à dépasser les conditionnements qui leur sont imposés. Ici aussi, des grands penseurs récents comme Cornélius Castoriadis ou Jacques Rancière ont développé cela mieux que je ne saurais le faire. Sur la question plus précise de l’apprentissage de l’interprétation (et des institutions qu’il faut concevoir pour le valoriser), je distinguerais trois dimensions, correspondant aux trois directions vers lesquelles pointe l’activité d’inter-prêt qui dynamise l’interprétation (recevoir, produire, émuler).
1. Il y a d’abord une dimension disciplinaire qui est liée au fait qu’interpréter, c’est d’abord recevoir quelque chose qui nous vient d’ailleurs. Apprendre à interpréter, de ce point de vue, implique d’acquérir la connaissance de certains codes, de certaines conventions, habitudes, attentes, nuances. Pour pouvoir bien interpréter un texte de Sophocle, de Corneille, de Hölderlin ou de Pavese, il faut avoir la meilleure connaissance possible de la langue dans laquelle ils ont écrit leur texte, mais aussi de tout l’implicite culturel qui sous-tend et nourrit cette langue. Il faut donc apprendre le grec ancien, l’allemand ou l’italien, mais aussi, dans le cas de Corneille, les nuances propres au français du XVIIe, à l’imaginaire qui irrigue alors les notions de royauté, de pouvoir, d’honneur, de vertu, de courage, etc. Comme l’ont bien souligné des théoriciens comme Hans-Georg Gadamer ou Umberto Eco, chacun peut « utiliser » les textes comme il lui plaît – il serait ridicule de vouloir imposer quelque limite que ce soit à leur utilisation – mais on ne peut prétendre « interpréter » un texte que si l’on soumet sa construction interprétative à « l’altérité » que propose ce texte, sans quoi on ne fera que tourner en rond dans ses petites fantaisies idiosyncrasiques.
Recevoir n’a d’intérêt que si on sait accueillir une certaine dose d’altérité, et cette capacité d’accueil de l’altérité repose en grande partie sur l’acquisition de discipline : apprendre (docilement) les règles qui régissent la syntaxe de telle langue ou la politesse au sein de tel groupe social. Cet apprentissage-là est toutefois infini. Il faut donc admettre qu’on n’en sait jamais assez, et que toute interprétation est toujours précipitée : en se renseignant mieux (sur la langue, sur l’histoire, sur l’anthropologie), on aurait été amené à voir d’autres choses (plus fines) dans le texte qu’on lit.
2. Il y a ensuite une dimension que j’appellerais indisciplinaire, liée au fait qu’interpréter, c’est toujours produire quelque chose qui échappe aux règles régissant le texte. La précipitation qui caractérise toute interprétation marque en même temps sa faiblesse (du point de vue de l’accueil réceptif) et sa force (du point de vue de la créativité productrice). Faute d’en savoir assez (faute de m’être assez discipliné), je projette mes propres hypothèses (indisciplinées). Ces deux mouvements ne sont pas à concevoir comme contraires l’un à l’autre, au sens où ce qui est gagné d’un côté serait perdu de l’autre, mais comme s’entre-dynamisant : plus je m’attache à saisir les nuances fines du texte, ce qui ne peut venir que par l’accueil discipliné de son altérité, plus je me mets en position d’en faire quelque chose de novateur et de véritablement indiscipliné.
Je caractériserais cette dynamique en recourant encore à l’image de la vacuole et du circuit fermé. En interprétant un texte de façon simplement « indisciplinée » (« n’importe comment » : en disant à son propos tout ce qui peut nous passer spontanément par la tête), on est généralement voué à répéter les banalités qui nous traversent du fait de la circulation générale des clichés constituant notre imaginaire commun. La dimension indisciplinaire de l’interprétation présuppose l’acquisition d’une certaine discipline dans l’accueil réceptif, mais au lieu de faire de cet accueil le dernier mot du travail interprétatif – comme c’était le cas dans la tradition philologique – on en fait une précondition à l’émergence de quelque chose de nouveau, qui supplémente le texte d’un sens surajouté par l’interprète de façon aussi libre, déliée, surprenante, improbable, anti-conformiste que possible. Parler d’« indisciplinarité » souligne à la fois que ce supplément de sens échappe aux règles héritées du passé et qu’une vertu essentielle du travail interprétatif tient à sa capacité à transgresser les frontières disciplinaires qui définissent les méthodes, les normes, les réponses toutes faites que les savoirs déjà constitués mobilisent pour cerner et neutraliser les problèmes.
Or, si l’on pratique depuis des siècles et des générations l’apprentissage disciplinaire, nous nous trouvons remarquablement démunis pour concevoir un apprentissage indisciplinaire. Cela ressemble même à une contradiction dans les termes, et c’est peut-être cette entreprise « paradoxale » que vise plus précisément votre question. Apprendre l’indisciplinarité ne consiste pas forcément à apprendre des « méthodes » ou des « procédures » qui seraient propres à l’indisciplinarité (quoique cela puisse constituer un premier pas dans cette direction, mais un pas forcément « paradoxal », comme vous le soulignez justement) ; cela consiste plutôt à renforcer une certaine attitude de la part de l’interprète, une certaine confiance dans la validité de son geste créatif.
Ayant enseigné pendant une dizaine d’années aux USA et pendant une autre dizaine d’années en France, j’ai l’expérience de deux systèmes éducatifs dont l’un survalorise la discipline tandis que l’autre survalorise l’indiscipline. La plupart des étudiants américains ont acquis cette confiance indisciplinaire qui leur permet d’émettre des interprétations créatives face aux textes qu’on leur présente ; nombre d’entre eux ont toutefois tendance à sous-estimer les obligations disciplinaires de l’accueil réceptif d’altérité, ce qui les empêche de raffiner et d’approfondir leurs interprétations autant qu’on pourrait le souhaiter. À l’inverse, beaucoup d’étudiants français ont été dressés à n’émettre que des discours disciplinés sur les œuvres qu’ils discutent ; cela les pousse certes à mieux respecter l’altérité des œuvres, mais cela tend également à inhiber leur créativité indisciplinaire. Je ne profère bien entendu ici que des généralités, et il va de soi que les meilleures institutions, et les meilleurs enseignants, de part et d’autre de l’Atlantique, essaient de parvenir à un certain équilibre entre ces deux extrêmes. J’en retiens toutefois une leçon qui me paraît importante : l’apprentissage de l’interprétation doit porter non seulement sur des contenus, des méthodes ou des disciplines, mais aussi sur le développement d’une attitude très particulière, où doivent se tempérer mutuellement une grande humilité face à l’altérité du texte et une certaine confiance dans la production d’assertions interprétatives.
3. La meilleure façon de cultiver cette attitude d’humilité assertive qui caractérise le travail interprétatif me paraît tenir à une troisième dimension de l’apprentissage, qui relève de l’imprégnation. Comme aime à le répéter mon ami Dennis Looney, on enseigne bien davantage par ce qu’on fait dans une salle de classe que par ce qu’on peut y dire : la façon dont on se comporte face aux étudiants, face aux textes, face aux meubles, face au temps, face au monde se communique bien plus puissamment dans l’assistance que le contenu en savoir des discours qu’on y tient. L’apprentissage de l’interprétation passe donc d’abord par la monstration et l’imitation de gestes dans l’espace de la salle de classe.
Contrairement aux illusions de grandeur et de rationalité – de « scientificité » – dont aiment à se gargariser les universitaires, cette transmission-là relève de l’apprentissage artisanal. Le menuisier peut sans doute théoriser une partie de ce qu’il apprend à son apprenti, mais c’est d’abord en observant et en imitant les gestes du Maître que l’apprenti assimile la compétence nécessaire à devenir un bon menuisier. L’interprétation d’un poème, d’un film ou d’un discours politique relève largement d’un tel mode de transmission artisanal – dont les institutions universitaires doivent apprendre à mieux valoriser la prégnance. Et la disciplinarité et l’indisciplinarité s’apprendraient beaucoup mieux si l’on faisait explicitement relever l’activité interprétative de ce qu’elle est en réalité : un bricolage (et non une « science des textes »).
Du fait de l’importance des phénomènes d’imprégnation, l’apprentissage de l’interprétation me paraît donc relever tout autant de la chorégraphie que de la mémorisation de formules ou de l’intellection. Il s’agit de cultiver, d’entraîner, de préciser et de raffiner certains gestes, certaines dispositions face à un objet sensible ; il s’agit de cultiver une certaine distance, une certaine posture qui permette d’accueillir quelque chose d’étranger que l’on s’approprie tout en en préservant l’étrangeté – le résultat de cet inter-prêt étant qu’il devient indécidable de déterminer une source individuelle à la parole interprétative. Lorsque cette compétence a été assimilée, c’est indissociablement le texte qui parle à travers moi et moi qui m’exprime à travers le texte.
FP – L’effacement énonciatif que vous mettez au cœur de l’interprétation (« faire passer ses propres affirmations comme des affirmations venant d’autrui ») est-il nécessairement vertueux pour toute activité interprétative, en particulier si l’on considère le discours publicitaire ou le discours journalistique ? Il y a certes une rhétorique de l’interprétation, mais celle-ci ne doit-elle pas être modulée en différents régimes de discursivité, selon les relations qu’elle entretient avec son objet et les enjeux (éthiques, notamment) que définit cette relation ?
YC – Si j’aime bien peindre l’interprète comme masqué, voilé ou encagoulé, c’est parce que je vis actuellement dans un pays (la France) où le fait de se cacher le visage est légalement sanctionné comme relevant du « trouble à l’ordre public ». Derrière les débats rocambolesques sur « le voile islamique » ou la burqa, il y a toute la question du profilage qui quadrille de plus en plus étroitement nos faits et gestes (sur le Net et ailleurs), ainsi que celle des assignations d’identité, qui est au cœur des formes actuelles de l’exploitation culturelle. Dans ce contexte socio-historique, la confusion des voix à laquelle donne lieu la pratique interprétative me semble éminemment salutaire. Cela déjoue à la fois les vieux présupposés individualistes qui se sont mis en place depuis deux siècles et les formes les plus récentes d’assignations identitaires.
À la fois la parole littéraire (telle que l’a caractérisée la génération des Barthes et des Blanchot) et l’interprétation littéraire exhibent un brouillage énonciatif – plutôt qu’un « effacement » – qui a l’air marginal, mais qui révèle en réalité la façon principale dont se génèrent et se communiquent les idées, les sensibilités et les « innovations » dans nos sociétés. Il me semble très sain de ne pas savoir qui parle. Il est indispensable de se poser la question face à tout discours qui nous traverse, et de savoir que sa réponse ne peut qu’être partielle, trompeuse et problématique. Je maintiens donc à la fois qu’il est souvent judicieux de parler masqué et qu’en montrant le masque du doigt, on fait un geste qui tient aujourd’hui du salut public.
Cela dit, vous avez tout à fait raison de souligner que, dans certains contextes, l’effacement énonciatif peut avoir des effets douteux, voire néfastes. La prétendue neutralité du discours journalistique (télévisé) fait certainement problème. D’un côté, il faut reconnaître l’inanité de cette prétention : le journal télévisé fonctionne sur un régime de starisation qui est à l’opposé complet de l’effacement énonciatif ; la sélection et la mise en scène des nouvelles du jour sont bien entendu fatalement situées au sein du champ politique du moment ; etc.
D’un autre côté, toutefois, il faut reconnaître également les effets d’obligation imposés par cette prétention de neutralité : il suffit de regarder Fox News pendant quelques minutes pour mesurer à quel point, aussi consternant que puisse être le Journal de 20 heures sur France 2, l’abandon de toute prétention à la neutralité énonciative produit des monstres encore plus terrifiants. Même s’ils sont « de pure apparence » et parfaitement « insincères », les gestes que nous faisons et les histoires que nous (nous) racontons nous emportent de par leur inertie propre. En ce sens, il me semble important – quoique simultanément leurrant – que les journalistes fassent mine d’être « objectifs » (et d’effacer leur position subjective d’énonciation). De même, le fait qu’ils croient faire un travail (aussi) objectif (que possible) produit à la fois des effets de naïveté et des effets d’inhibition qu’il ne faut pas sous-évaluer. Même s’ils étaient cyniques et n’y croyaient nullement (ce qui ne me semble pas être le cas), faire-semblant nous engage, et la prétention de l’effacement énonciatif aurait toujours des effets positifs à prendre en compte – même si elle relève bien entendu d’une logique symétriquement opposée à ce que je décris à propos de l’activité d’interprétation : le journaliste prétend rendre transparente sa subjectivité (et donc nier son activité d’interprétation), alors que l’interprète met en scène l’hybridation des subjectivités.
Outre ce cas particulier, il va de soi que l’effacement énonciatif n’est nullement une valeur absolue, même dans le domaine restreint des études littéraires. Pour revenir à la question de l’apprentissage de l’interprétation, ma collègue Catherine Langle me faisait remarquer récemment à quel point nous, en tant qu’enseignants de littérature, devrions nous méfier de la tendance à considérer les étudiants comme des « usagers ». D’un côté, j’ai envie de lui répondre que l’université française gagnerait beaucoup à se réformer en mettant le service aux étudiants au cœur de sa préoccupation – ce qui me semble n’être que partiellement le cas, en dépit des efforts sincères et énormes faits par la plupart des enseignants et des responsables administratifs. Les « mouvements d’usagers » s’inscrivent dans une logique d’encapacitation face à la rapacité du capital ou face à la tyrannie des bureaucraties, et les mouvements étudiants feraient sans doute bien de s’en inspirer.
Cela dit, Catherine Langle a parfaitement raison sur un point, que j’avais jusqu’ici ignoré et qui me semble maintenant fondamental : l’enseignement (littéraire) relève moins du service que de l’initiation. La dimension d’« imprégnation » que j’évoquais tout à l’heure implique un « marquage » de l’apprenti par celui qui l’initie. J’ai toujours été mal à l’aise avec les figures de « Maîtres », de par ce qu’elles cautionnent comme comportements personnellement nauséabonds, mais il me paraît néanmoins nécessaire de reconnaître la part de ritualité qui investit la relation pédagogique. On peut utiliser cet aspect rituel pour alimenter le dépassement du donné et le dépassement de soi qui est au cœur de l’é-ducation, conçue étymologiquement comme une conduite-hors de soi. En ce sens, ce que les anthropologues nous apprennent des pratiques rituelles, des initiations ou du chamanisme peut nous aider à repérer certains aspects quasi-sacrés de la relation pédagogique. On peut alors également remotiver le terme d’en-seignement, qui apparaît alors comme le marquage d’un signe dans le sujet apprenant.
On voit qu’on est ici à l’opposé d’une relation de service marchand (où « le client est roi ») et que la prise en compte de l’aspect quasi-sacré de l’imprégnation didactique entre en tension (productive, mais néanmoins problématique) avec la mise en avant des « droits des usagers ». Il y a ici deux logiques (celle du service aux usagers, celle de l’imprégnation par initiation, à situer au cœur du « service » très particulier fourni aux étudiants) qui demandent à être identifiées, mieux comprises et articulées entre elles de façon fine et complexe.
J’en reviens enfin à votre question de départ : « l’effacement énonciatif » n’est probablement pas la posture requise de l’en-seignant. Il se peut très bien que l’apprentissage de l’interprétation exige de s’affirmer fortement comme interprète, de mettre son geste subjectif en avant sous les yeux et sur les esprits des étudiants, pour que les effets d’initiation trouvent leur efficace propre. Cela dit, ici aussi, c’est plutôt sur l’hybridation des subjectivités que joue le sacré. Le chamane « efface » en quelque sorte son énonciation subjective lorsqu’il agit comme un chamane. En ce sens, lorsqu’un enseignant actuel, dans l’interprétation d’un texte, fait mine d’effacer sa subjectivité pour parler au nom de l’Histoire littéraire ou de la Théorie, il se scénarise en chamane, laissant parler les Esprits (de Lanson, de Barthes, de Derrida) à travers son énonciation de possédé. Je dirais alors que ce qui compte ici, autant que le contenu de ce que Lanson, Barthes ou Derrida nous aident à voir dans un texte, c’est le geste de transmission d’une possession, qui est au cœur de l’enseignement dans ce cas.
On pourrait re-décrire une partie de ce que je proposais sous le titre d’« actualisation » en y voyant une forme de scénarisation initiatrice dans laquelle le chamane aurait la particularité de mettre un masque représentant son propre visage… Cela illustrerait au mieux, à mes yeux, la scénarisation de la subjectivité énonciatrice qui convient à une culture de l’interprétation : mettre un masque qu’on désigne du doigt comme étant un masque, que l’on fait résonner de paroles venues d’autrui, mais sur lequel on se trouve peindre les traits de son visage propre. Vous avez donc raison : on est ici très loin d’un simple « effacement énonciatif »…
Laurent Demoulin – Vous venez d’employer le terme de « scénarisation », qui est au premier plan de votre ouvrage Mythocratie. Qu’est-ce qui distingue scénarisation et programmation d’une part et scénarisation et narration d’autre part ?
YC – L’acte de narration consiste à raconter une histoire (à quelqu’un). Je parle de scénarisation pour décrire un phénomène plus large, consistant à inscrire ses faits et gestes, ainsi que ceux des êtres avec lesquels on est en contact, dans le cadre (explicite ou implicite) d’une histoire en train de se faire. Dès lors que nous nous savons soumis à un regard extérieur, nous scénarisons nos comportements : nous nous efforçons de mettre en scène nos propres gestes, d’intégrer les gestes d’autrui dans une mise en scène qui nous convienne, de faire évoluer ces scènes vers une fin qui nous soit favorable.
Adam Smith, dans sa Théorie des sentiments moraux, construisait le sentiment de la justice à travers la position du « spectateur impartial » : pour être juste, il faut essayer de se détacher du rôle qu’on joue à chaque instant, se transformer en spectateur (aussi impartial que possible) des interactions dans lesquelles on est engagé, et ajuster son comportement en fonction de ce que ressentirait ce spectateur impartial en observant la scène. En parlant de « scénarisation », je propose un dispositif similaire, mais qui met le travail du metteur en scène au cœur de la redescription : chacun de nous, en même temps qu’il agit (comme un acteur), se dédouble non en spectateur impartial de ses propres actions, mais en metteur en scène de ses comportements.
La puissance d’agir – ce que les anglophones appellent l’agency – me semble à situer non tant au niveau de l’agent-acteur qu’à celui du scénarisateur-metteur en scène qui stratégise ses gestes d’acteur en termes d’effets de spectacle. En tant que scénarisateur, j’agence mes gestes au sein d’une scène qui inclut aussi le comportement des autres parties prenantes de la situation. Dès lors que les autres participants tentent aussi de m’intégrer dans le scénario qu’ils essaient de conduire vers une fin qui leur soit favorable, on est ainsi amené à concevoir nos relations sociales comme un constant entrelacement de scénarisations et de contre-scénarisations.
De ce point de vue, on pourrait dire que la scénarisation est une forme particulière de programmation, puisque j’essaie d’anticiper et de contrôler par avance ce que feront les autres participants de la situation que je m’efforce de scénariser. Je répugne toutefois à employer le vocabulaire de la programmation, dans la mesure où il suggère que les comportements d’autrui peuvent être « écrits à l’avance ». Cela correspondrait à ce que dit le capitaine de Jacques le fataliste dans le roman de Diderot : « tout est écrit là-haut » (par avance). C’est strictement vrai dans le monde de Jacques, qui est un monde romanesque : tout ce que fait ou dit Jacques est bien écrit « là-haut », sous la plume de Denis Diderot. Mais ce n’est pas vrai du monde animal ni du monde humain. Je peux « programmer » une machine, un ordinateur, à faire un certain nombre d’opérations. Je peux deviner que ma chatte ou mon voisin vont faire tel ou tel geste dans les dix secondes qui suivent, mais je ne peux jamais les « programmer » à faire un geste particulier – du moins dans l’état actuel des technologies de contrôle cérébral…
Je parle de scénarisation précisément pour dire à la fois que nous essayons toujours de programmer les comportements de tous ceux qui nous entourent et que nous ne pouvons jamais les « programmer » au sens déterministe du terme. Parler de scénarisation invite à chercher à travers quels dispositifs essentiellement gestuels nous nous influençons les uns les autres. Nous n’en arrivons qu’exceptionnellement à utiliser notre force physique pour faire bouger les autres selon les scénarios qui nous conviennent ; le plus souvent, nous les faisons bouger en faisant nous-mêmes certains gestes (corporels, linguistiques, théâtraux) qui les conduisent à faire à leur tour tel ou tel geste.
Cela implique au moins deux choses, que j’essayais d’esquisser dans Mythocratie : d’abord, que notre agency est à situer au niveau de la scénarisation plutôt que de l’action ; ensuite, que la scénarisation repose toujours sur une infrastructure narrative (explicite ou implicite). On ne scénarise jamais sans (se) raconter une histoire. En ce sens, les activités de narration et de scénarisation sont intimement liées entre elles. C’est pourquoi il me semble important de réfléchir aux types de récits que nous faisons circuler entre nous.
LD – La valeur d’un récit dépend-elle de ses effets ou de sa complexité formelle ? Qu’est-ce qui différencie, in fine, les récits de droite des récits de gauche ? Leur contenu ou leur manière de scénariser ? Si les récits de gauche doivent venir « d’en bas », quel rôle les intellectuels ont-ils encore à jouer ? Tous les récits venant « d’en bas » sont-ils de gauche ?
YC – Ce sont bien sûr des questions qui mériteraient un livre chacune… La grille d’analyse des récits très sommaire que je proposerais pour l’instant aurait au moins les sept dimensions suivantes : types d’effets sociaux induits, rapport aux valeurs dominantes, pluralisme des sources, proximité envers l’expérience, types de modulation de l’attention, marges d’interprétation, puissance d’inspiration. Je les passe rapidement en revue pour indiquer ce que j’entends par là :
1. Je commence avec le plus important, celui des types d’effets sociaux induits. En regardant le journal télévisé, je ne peux pas m’empêcher de ressentir une colère énorme contre les journalistes qui en sont responsables. Une bonne moitié des histoires qu’ils nous racontent ne peuvent avoir que des effets délétères, sans presque aucun effet positif. Qu’est-ce qui peut résulter du fait d’apprendre à des millions de téléspectateurs français qu’un petit garçon a été kidnappé par un pervers, qu’un couple de touristes français a été poignardé à la sortie d’un Night Club dans un pays lointain, ou qu’une femme adultère a été assassinée par son mari musulman intégriste ? Un tout petit gain en prudence, peut-être, mais surtout beaucoup d’eau apportée aux moulins de la peur et de la xénophobie, et par conséquent des discours sécuritaires et néofascistes qui s’en alimentent.
Peu importe que ces « informations » soient « vraies » : ce qui compte, c’est qu’elles dé-forment les perceptions qu’elles in-forment, en surdimensionnant certains problèmes sociaux par rapport à d’autres. La logique narrative du fait divers est fondée sur des prémisses étroitement individualistes : on me raconte l’histoire d’un autre individu, auquel je suis conduit à m’identifier en tant qu’individu. Contre cette logique du fait divers, il faudrait impérativement que les journalistes apprennent à raconter des histoires collectives, qui mettent en scène des données statistiques, des conditionnements sociologiques, et non seulement des actes individuels.
2. Parmi ces effets sociaux, j’analyse plus précisément dans le livre le rapport aux valeurs dominantes que peuvent entretenir les récits. Je distingue ainsi entre des récits qui tendent à reconduire les valeurs dominantes, par exemple lorsque les « gentils », armés des valeurs officiellement prônées dans un groupe social, font finalement triompher ces valeurs en vainquant les « méchants », et des récits qui tendent à reconfigurer ces valeurs, par exemple lorsque le « méchant » s’avère sympathique et muni de bonnes raisons pour faire ce qu’il fait.
3. La troisième dimension est celle du pluralisme des sources. Plus les histoires qui circulent entre nous proviendront de sources différentes, plus riche sera la représentation globale que chacun de nous pourra se faire de notre réalité. Au contraire, plus la provenance ou la circulation des histoires seront concentrées en quelques points privilégiés, plus on pourra craindre que nos perceptions du monde seront biaisées et leurrantes.
4. Le critère de la proximité envers l’expérience est lié au point précédent sans se confondre avec lui. Je peux raconter une histoire fondée sur ce que j’ai lu ou entendu, ou je peux raconter quelque chose dans lequel j’ai joué moi-même un rôle direct. J’ai envie de dire que plus une histoire est proche de l’expérience active de celui qui la raconte, plus elle a à nous apporter, et moins elle sera leurrante. Cela pourrait se justifier par un postulat de rationalité pragmatique de notre expérience : nous comprenons au mieux ce à quoi nous avons directement à faire ; les récits qui se nourrissent le plus directement de cette rationalité inhérente à notre expérience seraient ainsi les plus éclairants (toutes choses égales par ailleurs).
Je suis très intéressé par ce que proposent actuellement des théoriciens italiens comme Arturo Mazzarella, Daniele Giglioli ou Antonio Scurati qui caractérisent notre époque surmédiatisée comme celle de « l’inexpérience » ou du « trauma sans trauma ». Par rapport à toutes les générations précédentes, nous, les fils de la télévision, avons la tête pleine d’images, de gestes et de récits que nous avons vécus par vicariance médiatique au lieu d’en avoir l’expérience directe. Cela augmente bien entendu considérablement l’extension de ce dont nous avons connaissance ; mais cela diminue aussi sans doute l’intensité de cette connaissance – d’où la pertinence de parler d’une « littérature de l’inexpérience » pour évoquer les écrivains qui ont grandi dans un monde dominé par la télévision (Antonio Scurati).
C’est avec les deux critères (distincts) du pluralisme des sources et de la proximité de l’expérience que j’analyserais les vertus propres de ce que j’appelais dans le livre des « récits d’en bas ».
5. Comme je l’évoquais en réponse à une question précédente, la façon dont le récit mobilise l’économie de l’attention de ceux à qui il s’adresse constitue bien entendu un critère essentiel de son évaluation. Même si tout bon récit nous captive, certains récits ont plutôt pour vocation de capturer notre attention, tandis que d’autres sont constitués de façon à aider son autonomisation.
6. Quoique les deux critères soient intimement liés entre eux, je distinguerais la modulation de l’attention de l’aménagement de marges d’interprétation. Les récits peuvent imposer lourdement certaines interprétations ou, au contraire, ouvrir des zones d’indétermination que le lecteur-spectateur est invité à investir d’une façon plus autonome. C’est avec ces deux critères de la modulation de l’attention et de l’aménagement de marges d’interprétation que je préciserais le statut et les vertus de la « complexité formelle » d’un récit.
7. Enfin, il faut reconnaître la présence de quelque chose qui échappe largement à l’analyse, mais qui se sent indéniablement lorsqu’on entend, lit ou voit un récit : le génie de la narration (ou de la scénarisation) propre à celui qui le raconte. Quelques milliers d’êtres humains (comme Hugo, Kafka, Borges, Rushdie) ont un talent exceptionnel pour produire des récits inspirants : des histoires dont on sent qu’elles sont porteuses de mondes en devenir, de sensibilités nouvelles, de potentiels à déployer, de dimensions à explorer.
Si minimale, incomplète et fruste soit-elle, cette petite batterie de sept critères permet déjà d’esquisser quelques réponses à vos questions. Ma prémisse est que les récits qui circulent entre nous jouent un rôle considérable dans la reproduction ou la transformation de nos perceptions, de nos croyances, de nos pensées, de nos désirs, de nos comportements et de nos systèmes sociaux – et que, par conséquent, il est impératif d’apprendre à évaluer les récits, pour tenter de bloquer ceux qui nous nuisent et favoriser ceux qui nous aident à mieux vivre. Aussi réducteur (et déconsidéré) que cela puisse être, je ressens donc le besoin d’attribuer une valeur (axiologique) aux récits, selon un jugement qui s’efforce de mesurer ce qu’ils peuvent avoir de « bon » ou de « mauvais ». Lorsque, dans Mythocratie, je parlais de récit « de gauche » ou de récit « de droite », cela ne prétendait à guère mieux que mettre des bonnes ou des mauvaises notes aux récits – ce qui, encore une fois, est une activité scolaire tout à fait méprisable en soi, mais ce qui me paraît néanmoins indispensable pour essayer d’endiguer des phénomènes comme la prolifération cancérigène de faits divers sous couvert d’information.
Ma petite batterie de sept critères a pour but de pluraliser cette évaluation, donc de projeter sur six dimensions indépendantes ce que l’on écrase sur un seul axe en opposant des récits « de gauche » à des récits « de droite ». Ainsi, par exemple, n’importe lequel des faits divers présentés en tranches de 2 minutes au journal télévisé, avec des effets d’inflation sécuritaire et xénophobe, pourrait sans doute faire l’objet d’un récit à la fois reconfigurateur (par rapport à la dominante sécuritaire), riche de vastes marges d’interprétation, et nourri d’une pluralité de sources, si un journaliste, un romancier ou un cinéaste prenait le temps de mettre à jour le point de vue du kidnappeur du petit garçon, les motivations des poignardeurs de touristes, ou les statistiques des Français « normaux » (blancs, de souche, chrétiens ou agnostiques) qui maltraitent leurs épouses, adultères ou non. On voit de la sorte se déployer la multi-dimensionnalité de tout récit et de toute scénarisation, qui peuvent simultanément être très pauvres selon un premier critère et très intéressants selon un deuxième ou un troisième critère.
Globalement, mon hypothèse est qu’en analysant ainsi les récits, on verrait se constituer des groupements de formes et de contenus narratifs, dont certains relèveraient assez clairement de dispositifs (parfois machiavéliques, mais plus généralement systémiques et non-intentionnels) relevant de l’exploitation culturelle. Il me paraît urgent de mieux identifier ces groupements, et de développer des stratégies esthético-médiatico-politiques destinées à neutraliser leur pouvoir de nuisance. L’exploitation culturelle est aujourd’hui au centre de la machine consumériste-capitaliste qui pousse les populations humaines vers un avenir calamiteux. Si l’on tient à identifier un groupe social sous la catégorie des « intellectuels », alors leur rôle le plus urgent est de comprendre et de combattre l’exploitation culturelle.
Tout mon travail repose sur une hypothèse, qui est avant tout un espoir, dont je reconnais la grande fragilité, mais que j’essaie de vérifier livre après livre – sans être véritablement convaincu moi-même du résultat pour le moment : l’hypothèse que les études littéraires peuvent nous donner des instruments encore insurpassés pour comprendre et combattre l’exploitation culturelle. L’élaboration du geste interprétatif qui a été menée au cours des cent dernières années par les théoriciens de la littérature – de l’herméneutique allemande au structuralisme français, et maintenant aux critiques italiens réagissant au cas d’école berlusconien – nous fournit une riche boîte à outils capable de nourrir non seulement une résistance littéraire à l’exploitation culturelle, mais surtout l’affirmation littéraire (et plus largement artistique) d’une culture fondée sur autre chose que sur l’exploitation marchande, une culture qui intègre le rapport marchand pour le réorienter vers d’autres valeurs et d’autres finalités collectives. Si des « cultures de l’interprétation » méritent effectivement d’être cultivées, c’est en tant qu’elles constituent des alternatives déjà existantes (quoique dramatiquement limitées) aux incultures de l’exploitation qui menacent d’étouffer dans l’œuf notre devenir humain.